Si loin si proche
Dans son cinquième long métrage, « De l’autre côté », Fatih Akin croise les itinéraires de six personnages pour pister ce qui déclenche l’élan vers l’autre.
dans l’hebdo N° 976 Acheter ce numéro
Le titre du film, De l’autre côté , ne cultive pas tant l’idée de frontière que celle de lien. Et moins ce qui sépare les gens que ce qui les rapproche. Un père d’origine turque et son fils, Nejat, professeur à l’université de Hambourg. Ce père et une prostituée turque immigrée, qu’il invite à vivre avec lui. Cette prostituée et sa fille, Ayten. Celle-ci et une étudiante allemande, Lotte, qui l’héberge. Lotte et sa mère… Soit six personnages dont les itinéraires se croisent entre l’Allemagne et la Turquie. Passant et repassant des barrières géographiques mais aussi culturelles, générationnelles et sociales, Fatih Akin semble pister ce qui pousse les gens à se rencontrer. Hasard, curiosité, générosité : qu’est-ce qui déclenche et nourrit l’élan vers l’autre ?
Quelle vie se choisit-on ? Dans quelle ville ? Avec qui ? Pour quelles causes est-on prêt à s’engager ? Quels sont les motifs de rupture ? Et de réconciliation ? Parmi toutes ces bretelles entremêlées, et dont Fatih Akin prend soin de gommer (et de montrer qu’il gomme) l’embranchement final, Nejat fait figure de route principale. Il est au départ et à l’arrivée, carrefour et balise. Formidable figure de présence-absence (incarnée par Baki Davrak), il est celui qui cherche, écoute, accueille. Un passeur. Sur son chemin : deux morts. Deux chapitres qui, annoncés comme tels, font entrer en scène des personnages dont on sait d’avance qu’ils sont condamnés. Ce double deuil hante le film comme une énigme. Pourquoi en rajouter aux autres sujets de tourment : solitude, exil, violences, fondamentalisme, lutte armée, persécutions, misère des enfants des rues imbibés de colle ? Fatih Akin pousse loin la présence de « l’autre monde » dans ce scénario qui passe deux fois par la case prison et garde constamment, avec ce double deuil, un oeil sur l’« autre rive ».*
Les moments de joie, comme la rencontre amoureuse de Lotte et Ayten, sont vite bousculés. L’exaltation militante de la jeune Turque est plombée par la menace que font planer, y compris sur elle, ses cobelligérants. Et le droit des pauvres à la culture et à l’éducation, qu’elle défend et que Nejat brandit, est contrebalancé par l’impossibilité d’en faire profiter tout le monde.
Pensé comme un espace de complexité où les questionnements se chevauchent sans forcément se résoudre, De l’autre côté n’atteint sa pleine densité qu’au deuxième tiers. Quand la mère de Lotte (époustouflante Hanna Schygulla) part à Istanbul sur les traces de sa fille. Le cri de douleur de cette mère seule dans sa chambre d’hôtel est proprement renversant. Ce n’est pas un hasard si c’est elle qui parvient à la meilleure connexion avec Nejat le solitaire. Ces deux personnages a priori les plus éloignés sur la chaîne du scénario se livrent, un matin, devant une fenêtre ouverte sur la rue, à un instant de communion. Elle, tendue vers la pensée de sa fille. Lui, vers celle de son père. L’un et l’autre retissant côte à côte les fils d’une relation brisée. En conciliation. De l’autre côté, c’est-à-dire du côté de l’autre.