Troubles de la mémoire
Le 25 novembre, le Cercle algérianiste et la mairie de Perpignan inaugurent un Mur des disparus en prévision de l’ouverture d’un musée sur la présence française en Algérie. Hommage aux victimes ou dérive colonialiste ?
dans l’hebdo N° 976 Acheter ce numéro
Une opération communautaire. » Présidente du Cercle algérianiste de Perpignan, Suzy Simon-Nicaise parle ainsi, sans faux-fuyants, de l’inauguration dans cette ville du Mémorial aux disparus 1954-1963. « Un hommage à des victimes, c’est tout » , résume quant à lui Jean-Marc Pujol, adjoint UMP au maire du même parti, en charge des rapatriés. « [Le Mémorial de Perpignan] instrumentalise les mémoires et les souffrances réelles et légitimes […] et il en occulte d’autres » , accuse pour sa part un collectif de 52 organisations [^2], dont la LDH, le Mrap et les partis d’extrême gauche. D’autant qu’il risque de « donner une coloration partisane au centre-musée » sur la présence française en Algérie. Prévu pour 2009-2010, ce centre de documentation et d’exposition se tiendra en effet au même endroit l’ancien couvent Sainte-Claire et son projet est porté par les mêmes acteurs : la municipalité et le Cercle algérianiste, association nationale qui défend la culture pied-noir.
Le 4 mars 1962, graffitis de l’OAS prônant l’Algérie française, sur un mur d’Alger. DPA/AFP
Après deux années de polémique, un cessez-le-feu semble s’installer autour du jour de l’inauguration. Tous veulent, le 25 novembre, respecter la douleur des deux mille familles attendues, et en attente de ce mémorial. Pour ne pas les heurter, le collectif « Non au musée de la mairie de Perpignan à la gloire de la colonisation » appelle à un rassemblement la veille, le 24 novembre [^3]. De son côté, le Cercle algérianiste prévient qu’aucune banderole associative ne sera tolérée. Bonhomme, Jean-Marc Pujol arrondit les angles qu’il a eus bien plus aigus sur le sujet. Certes, le rappel des troupes a été battu. Le collectif espère une participation hexagonale. La fille d’Albert Camus a manifesté, par lettre, son refus de voir une citation de son père utilisée. Tandis que le Cercle algérianiste organise parallèlement son congrès annuel et attend, pour l’inauguration, de « 150 à 200 présidents d’associations pieds-noirs » . Au total, près de « 7 000 rapatriés y assisteront, venus de toute la France , explique Suzy Simon-Nicaise. De l’événement et du musée, elle ne dira guère plus parce qu’elle est « débordée » et qu’elle « ne s’intéresse pas à la polémique lancée par des groupuscules » .
Récente, la trêve risque de peu durer. Au coeur du débat, plusieurs éléments. D’une part, le Mur des disparus. De l’autre, le centre de documentation. Dans le premier cas, le collectif conteste le choix des noms . Pourquoi Maurice Audin ou Max Marchand, victimes de l’armée française et de l’OAS, n’y figurent-ils pas ? Pourquoi une plaque commémorative dédiée aux harkis, abandonnés par la France et assassinés par le FLN, mais nulle mention de fonctionnaires musulmans tués par l’OAS ? « Les 2 319 noms correspondent à la liste officielle publiée par l’État français [^4] » , explique Jean-Marc Pujol, qui évoque « l’objectivité totale et la vérité absolue » . Cette réponse « étatique » occulte à bon compte les questions du collectif.
Arguties ? Pourquoi, après tout, ne pas laisser à chacun le pré carré de sa mémoire ? Le Cercle de Perpignan possède d’ailleurs un Centre de documentation et de culture algérianiste et un musée de l’Algérie française, qui ne lui ont pas valu les foudres du collectif. Ce dernier proteste, tant pour le Mur que pour le prochain centre de documentation, contre l’investissement de l’espace et des deniers publics dans un projet porté par le seul Cercle algérianiste. Les sommes en jeu sont importantes. La restauration du couvent coûtera 1 844 313 euros (hors taxes), dont 600 000 euros environ à la ville. Le budget de fonctionnement du centre est évalué aux alentours de 150 000 euros par Jean-Marc Pujol. En comparaison, le Cercle algérianiste reçoit entre 20 000 et 30 000 euros chaque année de l’État, selon Emmanuel Charron, président de la mission interministérielle aux rapatriés.
Pour élaborer une contre-proposition, le collectif s’adresse en 2007 à Éric Savarese, professeur à l’université de Perpignan. Ce dernier organise une rencontre avec dix autres chercheurs. Le thème : « Montrer l’Algérie au public. Pour en finir avec les guerres de mémoires algériennes. » Le propos est juste, mesuré [^5]. Pourtant, lorsqu’au conseil municipal du 24 septembre l’opposition évoque la participation de ces historiens au comité scientifique du futur centre, Jean-Marc Pujol s’emporte : « Bien sûr qu’il n’y aura pas les historiens que l’on veut m’imposer, car parmi eux certains ont été membres du PC pendant trente ans. C’est comme si l’on me demandait d’intégrer d’anciens nazis repentis [^6]. »
Quels chercheurs participeront ? Depuis le 5 novembre, l’adjoint au maire a enfin sa réponse : « Il s’agira des historiens dont a parlé M. Fillon dans son discours. » Ce dernier a, sans plus, évoqué des « historiens indépendants » quand il a annoncé la création d’une Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, en vertu de la loi controversée du 23 février 2005 et de son article 3 [^7]. Tout est bon pour s’éviter les historiens « communistes » : dans une lettre à la LDH, Jean-Marc Pujol leur reproche de n’avoir pas dénoncé Pol Pot, Castro, la Chine. Autre adjoint au maire, Maurice Halimi préfère évoquer le centre de documentation en passant par le Proche-Orient : il envoie au Mrap les statuts du Hamas. L’Algérie coloniale est un terrain propice à la salade mentale. Ou politique ? Jean-Marc Pujol pose à la LDH cette question, toute rhétorique : « Comment comprenez-vous que ces ex-peuples colonisés se tuent à Melilla et ailleurs pour pouvoir rejoindre les pays où vivent leurs anciens colonisateurs ? » Réponse du même: « C’est la faute de la colonisation, voulue par des hommes de gauche qui, au nom des Lumières, n’ont pas tenu compte de ce que les Africains souhaitaient. » Voilà donc ce qu’il entendait souligner en indiquant à la LDH que « l’histoire de la colonisation est à faire et [qu’] elle surprendra beaucoup de monde » . Imagine-t-on une réponse similaire à cette interrogation de Mme Simon-Nicaise [^8] : « Certes, les Algériens mais nous étions des Algériens n’avaient pas les mêmes droits, mais s’en plaignaient-ils ? Qu’ont-ils fait de leur indépendance ? »
Du moins, la présidente du Cercle algérianiste de Perpignan joue-t-elle franc jeu. Pour elle, la guerre d’Algérie ne semble pas finie. Les «gens de gauche» ne lui posent pas de problème. «Il y en a beaucoup parmi nous, dit-elle. Par contre, si vous êtes d’extrême gauche ou si vous soutenez le FLN… » Ses paradoxes mêmes semblent sincères : d’accord pour une mémoire pacifiée, elle refuse catégoriquement « de discuter avec les idéologues descendant des porteurs de valise dont les bombes ont tué nos proches ^9. » Pas étonnant, alors, que la proposition alternative, où l’Histoire primerait sur l’émotion et où toutes les mémoires auraient leur place, lui apparaisse « comme un négationnisme du drame pied-noir [^10] »
Que Mme Simon-Nicaise défende son point de vue relève de son droit. Que la mairie lui accorde un soutien sans faille pose problème. Loin de la mêlée, ou en son coeur, le maire, Jean-Paul Alduy, et son adjoint pensent peut-être aux municipales et aux 15 000 à 18 000 rapatriés, qui, selon Jean-Marc Pujol, habitent la ville. Si Paris vaut bien une messe, Perpignan pourrait valoir un mur. Et un centre de documentation.
[^2]: Voir site de la LDH-Toulon, extrêmement fourni à ce sujet : .
[^3]: À 14 h, place du Castillet.
[^4]: Sur le site du ministère des Affaires étrangères.
[^5]: Un compte rendu est disponible sur .
[^6]: L’Indépendant du 25 septembre.
[^7]: Voir note 1.
[^8]: La Semaine du Roussillon, 8-14 février 2007.
[^9]: Ibid.
[^10]: Perpignan Magazine, septembre 2007.