La Crimée broie du noir

En mer Noire, alors que le pétrole continue de se répandre sur les côtes, un mois après la tempête qui a entraîné le naufrage de plusieurs bateaux, Russes et Ukrainiens se renvoient les responsabilités. Reportage.

Claude-Marie Vadrot  • 6 décembre 2007 abonné·es

Près de quatre semaines après la violente tempête du 11 novembre, qui a coulé cinq navires et échoué huit autres dans le détroit de Kertch séparant la petite mer d’Azov de la mer Noire, le pétrole gagne doucement les côtes sud de la Crimée.

Illustration - La Crimée broie du noir


Dans le détroit de Kertch, près de 70 000 oiseaux ont été tués par la marée noire.
NEMENOV/AFP

L’épave du pétrolier russe Volganeft139 continue de laisser sortir du pétrole, après le remorquage de la poupe qui s’est détachée pendant la tempête. Difficile de parler de « navire », puisque ce bateau hors d’âge, comme la plupart de ceux qui ont fait naufrage, était réservé à la navigation en eau douce et interdit de circulation en mer. Cela n’a pas empêché les responsables (russes) de la navigation dans le détroit de Kertch de leur donner l’autorisation de passage en pleine tempête. Trois chimiquiers naufragés, qui transportaient du soufre en vrac, le Volgodonsk , le Nakhitchevan et le Kovel , ne valaient guère mieux. Le soufre, entre 6 000 et 10 000 tonnes, est au fond de l’eau. Comme il est non soluble, les dégâts écologiques devraient être limités… S’il s’agit bien de soufre, ce que personne ne paraît en mesure de confirmer. Il est donc possible que ces bateaux polluent à leur tour les eaux, y compris avec leur fuel. De toute façon, aucun chiffre fiable n’est disponible concernant les quantités de pétrole répandu. En dehors d’une ou deux plages où ils ont été admis à ramasser le pétrole, les écologistes ont été priés de ne pas s’approcher des zones touchées, qui comportent des réserves naturelles.

Envahi par la pollution, le détroit de Kertch, d’une profondeur moyenne d’une quinzaine de mètres, accueille en cette saison des centaines de milliers d’oiseaux migrateurs. Une estimation des écologistes vient de porter à près de 70 000 le nombre d’oiseaux tués. Sauvetage impossible, car, après avoir démazouté les moins atteints, les volontaires ne disposent d’aucun local pour qu’ils puissent sécher et reconstituer leurs forces. Résultat : de nombreux oiseaux gisent sur la route qui longe la côte, écrasés ou estropiés par les voitures.

Contrairement à ce qu’affirmaient les Ukrainiens au début, le pétrole pénètre désormais dans la mer d’Azov, verrouillée par le détroit de Kertch. Les écologistes ukrainiens sont pessimistes pour la zone ouest, dont la productivité biologique est très élevée en raison d’une élévation de la salinité liée au détournement des eaux de quelques fleuves. Déjà, semble-t-il, empoisonnés par du pétrole très lourd, des dauphins de la mer d’Azov, espèce placée par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et par les Ukrainiens sur la liste rouge des animaux menacés, se sont échoués sur les plages, apparemment de manière volontaire. Comme si, disent des écologistes ukrainiens, ils avaient été rendus fous par un empoisonnement déréglant leur système d’orientation.

La pêche, une des richesses de la région, est menacée pour des mois, voire des années. L’inquiétude gagne à Kertch et à Féodosiya, sur la côte criméenne. Le nombre de poissons morts augmente, et l’angoisse avec, car si le pétrole descend lentement vers le sud-ouest, ayant apparemment dépassé la station balnéaire de Yalta, il n’est plus guère possible de le voir. De la côte, en dehors de quelques reflets irisés, la situation paraît normale : le pétrole gagne peu à peu les fonds et n’est ramené sur les plages qu’au hasard de la houle. Lorsqu’ils lancent des filets dans une eau en apparence claire, les pêcheurs ramènent du pétrole. Contrairement à ce qu’affirme le ministre ukrainien des Situations d’urgence, il est impossible de le pomper : dans cette zone infralittorale peu profonde, il colmate les aires de nourrissage et de reproduction des poissons. Des prises vendues aux centaines de milliers de touristes qui profitent de la douceur du climat de Crimée, au point de multiplier la population par cinq et d’avoir rapporté 5,4 milliards de dollars l’été dernier.

Le coeur des enjeux ? Ukrainiens et Russes sont en pleine querelle sur l’étendue de la pollution, les premiers soupçonnant les seconds d’exagérer l’importance des dégâts et de ne rien faire, de façon à détourner les touristes vers leur propre littoral, qui n’est pas concerné. Un observateur ukrainien ironise : « Ce pétrole est bien le seul que les Russes nous aient fourni gratuitement. » Pendant deux jours, les douaniers russes se sont opposés au pompage du pétrolier Volganeft-123 , autre bateau touché, au prétexte qu’il s’agirait d’une « réimportation » d’une cargaison destinée à l’Ukraine…

Tout cela paraît pourtant bien loin, vu des capitales. À Kiev, les responsables tentent de gérer une crise politique qui dure depuis deux mois. Quant à Vladimir Poutine, il n’ira pas gâcher son euphorie électorale.

Écologie
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