L’important et l’urgent
dans l’hebdo N° 980 Acheter ce numéro
Invité à l’assemblée générale d’Emmaüs International, en octobre à Sarajevo, pour sensibiliser les compagnons aux thèses de la décroissance, j’ai été surpris de constater que, sur environ 300 participants venant de 39 pays, moins d’une dizaine en avaient entendu parler. En dépit du mensuel la Décroissance (en kiosque), d’articles nombreux dans des quotidiens, des hebdomadaires (dont Politis ), des revues (dont Entropia ), d’émissions de radio et même de télévision, les délégués français (une majorité) n’étaient pas mieux informés que les autres. Nous vivons donc vraiment sur des planètes différentes. Pourtant, le président Renzo Fior, lecteur de mes ouvrages, m’avait invité en pensant qu’Emmaüs devait adopter la perspective de la décroissance. Le recyclage pratiqué par les communautés n’est-il pas l’un des axes de la construction d’une société autonome soutenable ? On peut estimer à plus de 10 000 arbres par an, notais-je dans le Pari de la décroissance [^2], le gaspillage épargné en France par les compagnons d’Emmaüs.
Pourtant, si mon exposé a recueilli un indéniable succès, il a aussi suscité des réactions négatives. Les débats ont permis de comprendre ce paradoxe. L’abbé Pierre a fondé ce mouvement pour répondre à une urgence, celle des sans-abri, et plus généralement pour remédier à l’exclusion en redonnant aux déshérités des moyens de vivre et de retrouver la dignité en attendant l’avènement d’une société plus juste.
Malheureusement, l’urgence n’a pas disparu, elle s’est même aggravée, et Emmaüs est devenue une institution fondamentale dans la gestion de la précarité. Il en résulte que « l’important » la construction d’une société soutenable a été sacrifié à l’impératif de la survie. Or, comment mieux y faire face que par la croissance ? Celle-ci crée tout de même des emplois (ou en détruit moins que la récession…), génère des revenus. Même si l’on ne peut plus compter sur la fameuse « retombée des richesses créées » depuis la mondialisation libérale des marchés, les statistiques affichent, dans l’absolu, une hausse (certes modeste) des revenus des salariés. Bien sûr, derrière les chiffres, la misère s’accroît, du fait de la dégradation de la qualité de la vie. Comment, dans ces conditions, expliquer la nécessité de sortir du piège de la société de croissance à ceux qui sont coincés dans la précarité ? Pourtant, on ne résoudra pas « la question sociale » en restant prisonnier d’un système qui détruit la planète. Au contraire, la construction d’une société autonome soutenable, fondée sur les valeurs de partage, réduira les inégalités, tout en relevant les défis écologiques.
[^2]: Le Pari de la décroissance, Fayard, Paris, 2006, p. 239.