Scènes d’amitié

Philippe Avron, l’auteur-acteur de « Je suis un saumon », revient avec
« Mon Ami Roger », un hymne à la fidélité piqué de réflexions sur le théâtre. Portrait d’un saltimbanque en cancre charmeur et farceur.

Gilles Costaz  • 13 décembre 2007 abonné·es

Comment faire pour que sa propre histoire, envolée dans les archives du passé, vive encore au présent et soit offerte en partage comme un cadeau pour le futur ? Cet exercice circulaire, Philippe Avron en résout aisément les données. C’est un fidèle, qui se souvient obstinément de son passage chez Jean Vilar et au Théâtre national populaire, d’autres rencontres importantes de son existence et de brefs instants saisis par la mémoire, sans s’enfermer jamais dans l’évocation fastidieuse des temps anciens. Il a toujours eu l’air d’un enfant et, si l’âge lui a fait quelques griffures, il n’en reste pas moins un môme facétieux, un garnement souriant dont la vitalité défie cet art d’être vieux et trop vieux dont tant de gloires confites s’accommodent.

Enfant d’une banlieue qui avait alors la rudesse espiègle des photos de Doisneau et évocateur amoureux de l’extra-muros parisien d’aujourd’hui, Avron est toujours le « Pierrot d’Asnières » inventé voici une trentaine d’années. Ce doux cancre tient le haut du pavé parce qu’il bat la semelle au plus vrai de la rue.

Illustration - Scènes d’amitié

Philippe Avron
DR

Curieux esprit parce que curieux de tout. Il touche à tout, à la philosophie, à la psychologie, à la pédagogie, à la biologie, à la physique, mais sans avoir l’air d’y toucher. Il prend un élément ici et là, du bout des doigts, et le place naturellement dans son récit poétique et lunaire. Naguère, il écrivait Avron big bang, qui jouait en riant avec les théories de la formation de l’univers. Plus récemment, avec Je suis un saumon , il comparait l’aventure humaine à la trajectoire des poissons, renouvelant leur vie d’un coup de nageoire. Le voilà, dans son nouveau spectacle, Mon Ami Roger , saluant quelques figures de la vie politique : José Bové, les altermondialistes, sans que ce soit l’essentiel du propos. Il glisse d’un sujet à l’autre, vif comme le saumon.

Mon Ami Roger est d’abord un hymne à l’amitié, à la fidélité. Qui est Roger ? C’est un homme, ce pourrait être une femme. Ce sont tous les gens qui ont compté dans nos vies, auxquels on revient toujours et qui reviennent toujours vers nous. Autour de ce Roger multiple, Avron tisse une toile d’araignée joyeuse qui est à la fois un récit fantaisiste un peu fou et une mise à l’épreuve de ses vérités et de ses souvenirs. Avron est d’abord un homme de théâtre qui parle du théâtre. Il s’est formé à l’école allègre, rigoureuse et physique de Jacques Lecocq. Il a constitué un duo longtemps célèbre (et si drôle !) avec Claude Evrard. Après les années chez Vilar, il a été l’Idiot de Dostoïevski dans une mise en scène d’André Barsacq, et il a joué Don Juan et Sganarelle, à deux moments différents, dans une double vision de la pièce de Molière par le metteur en scène Benno Besson. Une partie de tout cela remonte à la surface. L’acteur lâche un fragment de Dostoïevski ou s’interroge sur la nature du désir chez le séducteur de Molière. Et Shakespeare ! Il y pense si fort qu’il est quasiment invité à tous ses spectacles et qu’on finit par le voir sur scène !

Costume gris, chemise noire, plus passe-muraille qu’histrion, Avron entraîne le spectateur dans une conversation à bâtons rompus. Guidé par son metteur en scène, Ophélia Avron, il ne semble pas faire du théâtre. S’il n’y avait pas ce Shakespeare qui arrive réellement (en changeant de sexe, mais on ne peut tout raconter), il n’y aurait que cet être humain sur le plateau, livré à sa solitude, à quelques fantômes et à sa capacité d’interroger l’humanité et sa façon d’aimer. Il fonctionne par surprises, saute du coq à l’âne, beaucoup moins relié à son copain Roger que Don Quichotte ne l’était à Sancho Pança. Mais l’amitié et sa célébration se reforment toujours. Nous n’avons qu’à suivre en zigzag ce « bouddhiste tibétain de la pensée », qui goûte les glissades et les fausses incohérences. On aime à penser qu’il n’est pas lui-même totalement conscient des arrière-plans de tout ce qu’il aborde parce qu’il préfère emmener le public dans ses rires que dans les retraits sombres de ses pensées. Bien sûr, quand il creuse la nature du désir chez Don Juan ou quand il cite Ariane Mnouchkine reprenant les mots d’un survivant du ghetto de
Wilno, il entre sans détour dans la gravité de la réflexion et de l’histoire. Mais il reste un saltimbanque, un cancre charmeur, un farceur qui ne risque pas de jouer à la grenouille qui se prend pour un boeuf. Un acteur qui dit en cours de récital : « Je te salue, silence » n’est pas un comédien qui réclame du texte à tout prix comme Sganarelle demandait ses gages. Il est un baladin essentiel sur son bateau ivre.

Culture
Temps de lecture : 4 minutes