Avec une certaine constance…

Engagé depuis 20 ans avec les exclus, les sans-voix, les immigrés, les SDF… mais aussi contre le néolibéralisme et pour une redéfinition de la gauche, « Politis » continue d’assumer une lecture humaniste, sociale et écologiste.

Denis Sieffert  • 24 janvier 2008 abonné·es

Dissipons d’abord une confusion assez communément entretenue : Politis est-il un journal d’opinion~? Oui, bien sûr. Mais quel journal ne l’est pas~? Qui oserait affirmer que l’Express ou le Point , ou l’Obs , pour citer de grands anciens, ne diffusent pas des opinions~? Que leurs articles sur les États-Unis de George W. Bush, sur un quelconque traité européen, ou sur Nicolas Sarkozy, ou sur les grèves des cheminots ou des enseignants ne reflètent pas une certaine pensée politique~? Personne n’oserait prétendre que ces confrères sont doués d’une neutralité virginale. Et pourtant, une insidieuse distinction continue d’entretenir le mythe d’une presse qui serait d’opinion, et d’une autre qui serait d’information. La première évidemment moins crédible que la seconde. On aimerait tant nous faire passer des opinions médiatiquement dominantes pour de l’objectivité !

Illustration - Avec une certaine constance...


Manifestation lors de la marche d’ouverture du Forum social mondial de Bamako, le 19 janvier 2006. KSIAZEK/AFP

Cette mise au point n’est pas inutile. Mais,depuis que ce journal existe, certains événements ont dessillé les yeux de l’opinion. La campagne du référendum européen de 2005 a agi comme un révélateur, tant la bataille idéologique a été virulente. Rappelez-vous l’article de Michel Soudais~: «~La rengaine des béni-oui-oui~». Politis (avec quelques autres) était alors très minoritaire dans le paysage médiatique. Mais nous étions loin d’être seuls parmi nos concitoyens. Voilà pour relativiser la notion d’engagement que nous portons, pour notre part, fièrement en tête de mât. Mais dont nous savons qu’elle est aussi une notion piège. Nous ne sommes peut-être pas plus «engagés» que les «~copains~». Notre engagement est simplement avoué. Et il ne nous enferme pas davantage dans des a priori ou des dogmes. Engagé ne veut pas dire partisan. Il s’articule autour de valeurs~; il n’est la conséquence d’aucune inféodation à aucune force politique. Quitte à inquiéter plus qu’à rassurer, avouons que le parti ou le mouvement politique que nous aimerions pouvoir soutenir, la conscience tranquille, n’existe pas. Et c’est bien notre drame. Pas seulement le drame de Politis , mais celui de toute la gauche.

Après ces quelques prétéritions, lançons-nous dans un très rapide survol de notre déjà abondante production. Avec le risque inhérent au genre~: l’autocélébration, sinon l’autosatisfaction. Mais on ne peut croire profondément à ce qu’on fait, comme y croit toute notre équipe, sans avoir acquis quelques certitudes. Alors, allons-y sans fausse timidité. Ce qui frappe au premier regard, c’est la constance de nos thèmes. Nos adversaires parleront d’obsession. Prenons les premiers numéros de cette année 1988. Tout est là, ou presque. «~La France manque d’immigrés~», «~Tchernobyl-sur-Rhône~» ou les dangers du nucléaire, «~Territoires occupés~» ou la question palestinienne, « les privés ont des oreilles » ou les dérives d’une société de plus en plus fliquée. Cela ne se décline pas comme des comptes rendus d’événements, mais bien comme un ensemble de valeurs~: droits de l’homme, rapports Nord-Sud, défense de l’environnement, dénonciation d’un scientisme qui n’est ni science ni conscience, affirmation des libertés publiques, anticolonialisme, question sociale… Et il y a même dans ces reliques (pardon Bernard !) l’incontournable « sous le pavé, Mai 68 », vingt pages pour le vingtième anniversaire d’une contestation déjà contestée. Nous n’avons pas fait autre chose, vingt ans plus tard, quand il s’est agi, en juillet dernier, de répondre aux attaques de Nicolas Sarkozy !

Comme on ne refera pas ici l’histoire de Politis , et que François Maspero a bien voulu nous donner et commenter (voir pages 19 à 21) quelques grands repères événementiels, on se tiendra à des remarques. Celle-ci nous paraît fondatrice : d’emblée, Politis semble habité par une lancinante interrogation sur les mutations de la gauche. C’est une grande partie de notre engagement. Même si celui-ci a évolué avec le temps. Les premières perspectives sont marquées par la crise du communisme. Le Politis premier âge, profondément antistalinien, cherche la lumière dans le post-communisme et à la croisée d’un marxisme en pleine crise et d’une écologie politique naissante. Cherchez la différence entre les titres de l’époque, «~Communistes, la famille éclatée~», et le sujet qui ouvre le présent numéro consacré à la Ligue communiste révolutionnaire. Et vous jugerez peut-être qu’à défaut d’avoir été résolu, le problème d’une gauche de la gauche s’est au moins déplacé… Mais la question «~C’est quoi ta gauche~? », que se posent mutuellement le 3 mars 1988 le chanteur Renaud et l’ex-communiste Pierre Juquin (qui fut à la présidentielle de 1988 ce que José Bové a été à celle de 2007…), est toujours d’une parfaite actualité. Les deux hommes tâtonnent pour donner un nom à leur idéal. Renaud aimerait bien « communisme libertaire ». Juquin préfère « autogestionnaire ». Les deux signent finalement pour « communisme humaniste ». Ce sont des mots qui ne nous font pas honte, vingt ans après.

Certes, les temps ont changé. « La révolution Gorbatchev », comme titrait un numéro de juin 1988, n’a pas accouché d’un « nouvel âge du communisme, rénové au vent de la démocratie et de la société civile » , comme l’espérait Politis sans trop y croire. La perestroïka a abouti, on le sait, on le vit, au second terme de l’alternative envisagée en ouverture du dossier : un « glissement progressif vers un libéralisme à l’occidentale » . Et si l’on pouvait encore croire à un « nouvel équilibre du monde » (nous empruntons encore à ce dossier) qui vienne se substituer à l’ordre ancien de Yalta, on pouvait aussi redouter le déséquilibre, le vertige d’un monde unipolaire. Celui qu’un historien néoconservateur américain, Francis Fukuyama, a pu confondre avec la « fin de l’histoire » et qui n’est en fait que l’hégémonie périssable d’une hyperpuissance et du seul système néolibéral. C’est ce qui est advenu, et qui a eu pour conséquence de hâter les effets d’un processus à la fois culturel, politique, économique et technique, que l’on résume d’un mot approximatif~: «~mondialisation~». Dans une certaine mesure, c’est évidemment la chute du mur de Berlin qui en a précipité l’accomplissement. Mais c’est aussi un phénomène qui a son autonomie, liée à l’émergence d’Internet et de nouveaux médias. Il a fallu se frayer rapidement un chemin dans ce monde nouveau. Et ne pas perdre notre boussole.

Et précisément nous n’avons jamais perdu de vue que, derrière ces bouleversements tout à fait réels, il y avait des femmes et des hommes en chair et en os. Ce que l’idéologie dominante, enivrée de tant de nouveauté et de tant de vitesse, tendait à nous faire oublier. S’il y a un engagement que nous revendiquons, c’est celui de n’avoir jamais cru ni laissé croire que la mondialisation avait aboli la question sociale, et conjuré les périls écologiques. À certains égards, elle les a même aggravés. On a beau changer les mots, bannir les concepts, ringardiser les définitions, s’éblouir de fausse modernité, on a beau « communiquer » au lieu d’informer, la réalité sociale est têtue. Au travers de tous nos engagements, avec les exclus, les sans-voix, les immigrés, les SDF, mais aussi au côté des classes moyennes attaquées par le néolibéralisme, c’est la permanence de cette grille de lecture, sociale et écologiste, qui définit le mieux ce journal. Notre persévérance nous a parfois valu quelques lazzis. Politis n’était « pas dans l’air du temps ». Politis défendait « des valeurs d’un autre siècle », voyait des conflits sociaux là où il n’y en avait plus, et ne voyait pas ces vrais conflits d’un type nouveau qui mettent en scène des incarnations du Bien et du Mal, et des catégories religieuses ou morales. Nous avons laissé dire.

Avec une certaine continuité, malgré les arrivées et les départs qui ont fait bouger notre équipe ­ comme il est normal en vingt ans ­, c’est toujours cette analyse qui a prévalu. Lire pour s’en convaincre une partie de notre prose au moment de l’éclatement de la Yougoslavie. Et c’est toujours cette obsession qui nous anime d’aller chercher les racines des événements, parfois loin sous les apparences ethniques ou religieuses, ou loin dans le temps. Cette façon de faire est manifeste au lendemain de la tragédie du 11 septembre 2001. Nous avons immédiatement titré « Ces terroristes, enfants du système », récusant comme par réflexe l’idée qui allait pourtant parcourir bien des salles de rédaction que deux mondes se faisaient désormais face. Eux et nous, c’est « un même monde ». C’est notre monde. Et pas seulement parce que le vocabulaire de George W. Bush invoquant le Bien et le Mal et celui de Ben Laden sont le même, mais aussi parce que nous avons pensé et écrit que ce crime épouvantable était le produit de tous les déséquilibres planétaires, et de ce que Politis appelait dans ce numéro du 20 septembre « un sinistre droit d’ingérence » . Un « droit » que résumait si bien cette phrase que nous citions, de Richard Nixon pendant la guerre du Vietnam : « Dieu veuille que l’Amérique dirige le monde. » Et que ce « sinistre droit d’ingérence » avait eu entre autres pour effet de liquider dans le monde arabo-musulman (Iran compris) les oppositions laïques et démocratiques. Ce qui nous permettait d’écrire : « Les guerres trop faciles d’aujourd’hui préparent les attentats de demain […]. On ne sait jamais quand ou comment revient le boomerang, mais il finit toujours par revenir. » Et nous n’avons pas dit autre chose quand il s’est agi d’émeutes dans nos banlieues à l’automne 2005.

Tout découle de cet engagement humaniste, social et écologiste. Notre soutien aux Verts de gauche, au début des années 1990, dans leur effort pour faire sortir le mouvement naissant de la logique du « ni droite, ni gauche » ; notre combat pour sauver le Parti socialiste contre certains de ses dirigeants ; notre implication dans le mouvement altermondialiste, et singulièrement dans Attac, dont Politis est membre fondateur ; notre combat pour une Europe sociale, et notre intérêt pour le commerce équitable et l’économie solidaire et sociale. Comme en témoignent les articles hebdomadaires de Thierry Brun et les numéros hors série composés autour de ces thèmes. Notre lecture sociale de l’affaire du voile en découle aussi, et plus généralement une approche toujours contextualisée du phénomène religieux. De cet engagement en faveur d’une certaine vision sociale, découlent aussi des choix esthétiques et de traitement d’une information culturelle qui n’oublie jamais les artistes derrière l’art, et les conditions de la création derrière la création elle-même. Bref, Politis peut se tromper, de choix, d’analyse. Il n’est jamais infidèle à lui-même.

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