« La rétention glisse vers une logique d’internement »
À la veille de l’examen d’une directive européenne durcissant les conditions de rétention, Damien Nantes, de la Cimade*, revient sur les mouvements qui agitent plusieurs centres, et dénonce l’industrialisation du processus.
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Où en sont les mouvements de protestation qui agitent les centres de rétention administrative du Mesnil-Amelot et de Vincennes ?
Damien Nantes : Le mouvement qui a commencé au centre du Mesnil-Amelot la dernière semaine de décembre s’est d’abord calmé avec le transfert ou la libération de ses porte-parole. Il a repris le 1er janvier quand une vingtaine de personnes ont refusé de s’alimenter et ont manifesté à l’intérieur du centre. La vague de protestation a gagné les centres de Vincennes. Difficile de savoir si elle va s’étendre. Particulier du fait de son ampleur et de sa médiatisation, ce mouvement n’est pas exceptionnel : à plusieurs reprises, en 2007, des retenus ont entamé des grèves de la faim collectives. Ces mobilisations sont difficiles à analyser : courtes, car la durée moyenne de rétention est de neuf jours ; spontanées ; déclenchées par une conjonction de facteurs qui, à un moment donné, se concentrent dans un lieu. Au centre du Mesnil-Amelot, il s’agissait moins d’une protestation contre les conditions de rétention que d’une mise en cause des pratiques d’arrestation et d’une contestation plus globale du type : « Stop à la politique anti-immigrés. »
rétention, à Vincennes, le 4 janvier. GUAY/AFP
Qui est concerné par la rétention administrative ?
Tout étranger interpellé en situation irrégulière fait l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire et se trouve placé en centre de rétention pour une durée maximale de 32 jours. Aujourd’hui, parmi les personnes placées, 50 % sont renvoyées et les autres sont libérées à l’issue de la durée de rétention. Comme ne pas fournir certains documents nécessaires à l’éloignement ou refuser un embarquement sont considérés comme des délits, certains sont parfois traduits en correctionnelle au sortir des centres, et enchaînent avec une peine de prison. Une partie libérée par le tribunal administratif peut espérer entrer dans un processus de régularisation, mais la majorité ressort des centres avec une mesure d’éloignement au-dessus de la tête, qui peut être exécutée à tout moment. L’expulsion n’est ni immédiate ni systématique : pour ceux qui n’ont pas de passeports ou ne sont pas reconnus par leur consulat d’origine (Irak, Somalie, Erythrée), elle est matériellement impossible.
La Cimade dénonce une industrialisation du dispositif depuis la réforme de la rétention administrative en 2003. Qu’est-ce que cela signifie ?
La Cimade est mandatée par l’État pour veiller à l’exercice des droits dans les centres. Seule ONG à y être présente au quotidien depuis plus de vingt ans, elle a constaté un certain nombre de changements : un allongement de la durée de rétention, passée de 12 à 32 jours ; un accroissement du nombre de places : 700 places en 2003 contre 1 800 aujourd’hui ; et la mise en place d’objectifs chiffrés et de quotas d’expulsions qui entraînent une forte pression sur l’ensemble des administrations intervenant dans ce processus, policiers procédant aux arrestations et préfectures chargées de prendre les décisions d’éloignement.
Les retenus sont de plus en plus nombreux, les centres de plus en plus gros, l’anonymat se développe. Les objectifs chiffrés ne permettent plus un suivi individualisé. Les situations humaines sont oubliées derrière des dossiers, traités sur un mode mécanique. C’est pourquoi nous parlons d’industrialisation. Les situations dramatiques se multiplient. Des personnes qui ont de la famille en France sont frappées d’une mesure d’éloignement ; pour d’autres, le retour est vraiment risqué. On voit aussi davantage de femmes enceintes et de mineurs en rétention. Ces derniers étaient une cinquantaine en 2003, ils sont près de 300 en 2007. Avec l’apparition, en 2005, d’un arrêté habilitant certains centres à recevoir des familles, leur enfermement s’est même institutionnalisé.
Dans les années 1980, le combat portait surtout sur les conditions matérielles. Depuis 2003, la rétention, qui est en principe une dérogation permettant à l’administration de détenir un étranger devant être éloigné du territoire, glisse vers une logique d’internement.
Le rapport de la Cimade met l’accent sur les reconduites à la frontière de ressortissants roumains et bulgares : citoyens européens depuis 2007, ils représentaient, en 2006, 30 % des expulsions. Comment expliquer cette situation ?
Ces citoyens européens devraient en effet bénéficier de la liberté de circulation à l’intérieur des frontières européennes. Ces reconduites à la frontière frappent des personnes qui vont revenir plus tard. Quel est l’intérêt ? La logique n’est pas de décourager les gens mais de les utiliser pour faire du chiffre. Ce sont souvent des Roms, qui possèdent un passeport, auxquels leurs consulats ne font pas de difficultés pour délivrer des laissez-passer, et qui vivent dans des campements où l’on peut facilement les arrêter. Les concernant, on peut parler de discrimination.
Qu’appelez-vous « directive de la honte » ?
C’est une directive « d’harmonisation sur le retour des étrangers en situation irrégulière » que l’Union a en projet depuis un ou deux ans. Elle vise à harmoniser les pratiques européennes en matière d’expulsion, notamment en portant la durée maximale de rétention à 18 mois et en interdisant pour cinq ans le retour dans l’espace européen d’une personne expulsée. Par exemple, un conjoint étranger entré sur le territoire sans visa de long séjour sera expulsable et irrégulier sur le territoire pendant cinq ans. Ce qui ne nous paraît pas conforme avec le droit de vivre en famille. En France, la rétention est encore un temps court devant servir à organiser l’éloignement d’une personne. Les lois européennes tendent à un alignement général sur le plus répressif. La durée de rétention portée à 18 mois entérine l’enfermement des étrangers. Cette directive sur le retour doit être présentée au Parlement européen mi-janvier puis faire l’objet d’une décision en Conseil des ministres. Pour la première fois, l’accord du Parlement est requis. C’est pourquoi nous cherchons à mobiliser l’opinion et les parlementaires ^2.
La Cimade a publié, en janvier 2007, 75 propositions « pour une politique d’immigration lucide et réfléchie ». En quoi consistent-elles ?
C’est une tentative. Il y a une difficulté aujourd’hui, y compris dans le monde associatif, à aborder la question de la libre circulation et de l’ouverture des frontières. Pour qu’il y ait un changement de regard sur les questions de migration, il faut comprendre qu’on n’empêchera pas les gens de vouloir vivre en famille, de fuir des zones de guerre ou de conflit, ou de partir chercher une vie meilleure au Nord.
Plutôt que d’interdire l’immigration, il faudrait travailler à l’organiser dans le respect des droits fondamentaux. La politique d’immigration choisie, par exemple, ne correspond à aucune réalité : elle essaie de plaquer un modèle en fonction des besoins d’un pays sans tenir compte des phénomènes migratoires. Si la France ne peut pas « accueillir toute la misère du monde », elle doit « en prendre sa juste part », pour rétablir dans son intégralité la phrase de Michel Rocard. Il faut aussi en finir avec les idées fausses : en France, l’immigration est stable depuis vingt ou trente ans. Il n’y a rien d’« ingérable », surtout si l’on se place au niveau européen.