La révolte des parents

Jusque dans les quartiers populaires, la rénovation urbaine se fait au détriment des plus précaires. Des locataires se fédèrent dans toute
la France pour protester contre les projets de démolition sans concertation.

Ingrid Merckx  • 31 janvier 2008 abonné·es

Les banlieues ont-elles besoin d’un énième plan ? » , interroge une tribune parue dans Libération le 22 janvier, jour où Fadela Amara, secrétaire d’État à la Politique de la ville, présentait son plan « Espoir banlieue » à Vaulx-en-Velin. « La politique de rénovation urbaine, au lieu d’accroître le parc HLM, va réduire le nombre de grands logements sociaux à bas loyers et rendre plus difficile encore l’accès au logement social de ceux qui en sont déjà exclus, dénoncent les neuf sociologues signataires [^2]
*. Chez les habitants domine un sentiment d’humiliation et d’injustice. Ils se sentent traités comme des citoyens de seconde zone. Ils se sentent abandonnés par l’État… »*

Illustration - La révolte des parents

Destruction de trois tours abritant 302 logements au Val-Fourré, à Mantes-la-Jolie, en juillet 2006. LAUTIER/AFP

C’est en effet ce qui ressortait, la veille au soir, de la conférence de presse donnée par la Coordination antidémolition au ministère de la Crise du logement à Paris. Poissy, Mantes-la-Jolie, les Ulis, les Mureaux, Le Plessis-Robinson, Épernay… Ils étaient une bonne quinzaine à s’être déplacés rue de la Banque, désormais symbolique de la lutte contre le mal-logement, pour dire « Non aux démolitions violentes et non concertées des quartiers ». « Mépris », « fatigue », « discrimination sociale », « ségrégation urbaine » … Les représentants des quartiers fédérés par cette coordination [^3] étaient très remontés contre leurs élus, qui, « de droite comme de gauche, poursuivent la même politique de spéculation immobilière » en profitant des subventions de l’Agence nationale de rénovation urbaine (Anru). Issue de la Loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine de 2003, dite loi Borloo, l’Anru est désormais le guichet unique qui passe contrat avec les collectivités pour des projets de démolition-reconstruction-résidentialisation. Une véritable vache à lait pour les communes : au 1er janvier 2008, le programme de rénovation urbaine représente 33,5 milliards d’euros de travaux investis dans les cinq prochaines années dans 488 quartiers. 3,5 millions d’habitants sont concernés. « C’est à terme pour 2013 la démolition d’environ 300 000 logements », redoute la Coordination, qui dénonce : « La règle du « un logement construit pour un logement détruit » prévue par la loi Borloo n’est pas respectée . » Selon elle, sur 100 logements détruits, seulement 70 sont reconstruits en moyenne.

« On ne s’attaquera pas à l’humain mais au béton » , avait assuré Jean-Louis Borloo en 2003. « C’est à voir , s’est offusqué Ali, un des représentants des locataires de Mantes-la-Jolie. Avant, les industriels avaient besoin des habitants des cités. Aujourd’hui, on cherche à chasser les pauvres pour construire le Grand Paris. À Mantes-la-Jolie, on compte 1 600 demandes de déplacements non honorées, 900 logements doivent être démolis pour 45 reconstructions. Comment les gens vont-ils faire ? » Même écho à Gennevilliers, à Poissy, aux Mureaux… La loi Borloo a laissé une question en suspens : où reloger les personnes déplacées par la rénovation dans les villes pauvres en logements sociaux ? Les habitants partent de plus en plus loin de la capitale, de plus en plus loin des centres-villes. Ils sont même souvent « poussés dehors » , expliquent les représentants de locataires. Coupures de chauffage, coupures d’électricité, augmentation des charges… « Parfois, il ne reste qu’une personne âgée dans un immeuble où les autres appartements sont murés, c’est Sarajevo ! » , s’indigne une habitante. On s’insurge ici contre le silence des élus, là contre leur complicité avec l’Anru et les bailleurs. On rappelle que les logements sociaux sont remplacés par des logements de standing pour des habitants « au profil fiscal plus intéressant » et que « le relogement se fait avec des loyers plus chers au mètre carré et des surfaces inférieures » . Sans compter qu’il peut être déstructurant : « On crée des SDF ! » , tranche Mohamed Ragoubi, porte-parole de la Coordination.

Après la capitale et les centres-villes, sont-ce les banlieues qui s’embourgeoisent ? La rénovation des quartiers, que tout le monde défend, entraîne un accroissement de la valeur immobilière : les plus faibles économiquement ne peuvent plus suivre. D’où les accusations de ségrégation sociale, voire « ethnique ». « Difficile d’établir un diagnostic pour l’instant », déclare prudemment Agnès Deboulet, urbaniste, sociologue et enseignante à l’École nationale d’architecture (Ensa) de Paris-La Villette, où elle pilote des ateliers de diagnostic visant à contrer les démolitions dans des villes comme Poissy, et bientôt Gennevilliers et Argenteuil. « Les projets de l’Anru n’en sont qu’à la première phase, ajoute-t-elle. Les nouveaux immeubles sortent de terre, et aucun bilan n’a encore été fait à l’échelle nationale . Les situations sont très différentes selon les communes, et nous manquons de recul. Mais ce qui est sûr, c’est que la pression s’accroît sur le logement social et que le montant des subventions allouées pour des projets de démolition ne favorise pas la concertation. Un certain nombre de projets de l’Anru sont vécus comme une violence par les habitants. » Derrière le « gel de tous les projets Anru », la Coordination antidémolition réclame notamment la mise à plat du programme de renouvellement urbain, la préservation et la construction de logements sociaux, et de privilégier les réhabilitations. Selon le rapport 2007 de l’observatoire des zones urbaines sensibles, une destruction-reconstruction coûte environ 190 000 euros contre 26 000 euros pour une réhabilitation. « Quand le bâti est bon et que le quartier a été bien pensé, pourquoi démolir ? » , interrogent Maël et Mathilde, deux jeunes diplômés de l’Ensa de Paris-La Villette, à l’issue des enquêtes qu’ils ont menées pendant trois ans à La Coudraie à Poissy. « Ces travaux montrent aussi l’implication très forte des habitants » , souligne Agnès Deboulet. « Derrière les immeubles il y a des gens » , rappelait un habitant des Mureaux, rue de la Banque, le 21 janvier. La destruction est vécue comme la volonté de liquider un passé, une page de l’histoire ouvrière et de l’histoire de l’immigration.

« Après la révolte des jeunes en 2005 *, voici venir celle des parents,* s’est enflammé Ali, de Mantes-la-Jolie. On est sages, mais pas quand on touche à notre dignité ! » « Nous ne sommes pas contre tous les projets de démolition, a précisé Mohamed. Certains immeubles insalubres ont besoin d’être refaits. Mais nous nous opposons à une politique qui se fait sans et contre les habitants. » Alors que la Fondation Abbé-Pierre s’apprête à présenter son rapport sur le mal-logement le 1er février, et que Nicolas Sarkozy prépare l’annonce de son plan banlieue pour le 8, des listes « Pour les quartiers » se constituent, en vue des municipales, comme « Vivre les Mureaux autrement ». Dans le Ghetto français (Seuil), le sociologue Éric Maurin explique que la ségrégation urbaine en France ne se limite pas à quelques quartiers et qu’elle est la conséquence des « tensions séparatistes » qui traversent la société. Et de déclarer : « C’est peut-être aux individus eux-mêmes qu’il faut s’adresser, plutôt qu’aux territoires. »

[^2]: Stéphane Beaud, Michel Kokoreff, Didier Lapeyronnie, Olivier Masclet, Serge Paugam, Loïc Wacquant, Laurent Mucchielli, Patrick Simon et Isabelle Coutant.

[^3]: Créée en 2004 par des collectifs d’habitants de La Coudraie et de Gennevilliers, la Coordination antidémolition fédère aujourd’hui plusieurs milliers de locataires dans les quartiers populaires de banlieues parisiennes mais aussi à Marseille, Montpellier, au Havre, etc. Site : .

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