Le corps à l’œuvre

Le Centre national de la danse conduit une thématique « danse et résistance ». Et pose notamment la question de l’esthétique dans les chorégraphies engagées. Exemple phare : le New Dance Group, né à New York en 1932.

Ingrid Merckx  • 17 janvier 2008 abonné·es

Time Square, 1932 : six jeunes femmes issues de l’immigration juive et étudiantes en danse moderne créent le New Dance Group. Un collectif qui entend donner une voix à la colère du peuple américain frappé par la Grande Dépression, le chômage massif, la chasse aux immigrés et aux communistes. Inspirées par les méthodes d’agit-prop venues de Russie et les initiatives d’intellectuels de gauche américains, elles veulent improviser et chorégraphier des danses à thèmes politiques : la famine, la misère, les préjugés racistes, l’injustice. Le premier bulletin du groupe proclame : « La danse est une arme de la lutte des classes. » Le modernisme en danse consistait alors en un dépouillement réduisant la forme à l’essentiel : le « quoi » exprimé, l’émotion en somme. Formées aux techniques modernes, les fondatrices du New Dance Group veulent aussi exprimer le « qui », le « quand », le « pourquoi » et le « comment », le contexte finalement…

Rapidement, le groupe intègre de nouveaux venus ­ dont des chorégraphes afro-américains ­ partageant les mêmes idéaux et la même conscience de classe. Dès 1933, la compagnie comprend plusieurs groupes de scènes, une commission chorégraphique, une structure sociale et une école destinée aux danseurs comme aux ouvriers. Elle cherche à créer des gestuelles inspirées des expériences au travail, à concilier l’individuel et le collectif en mariant solos et oeuvres chorales, et à s’interroger sur qui constitue le public : spectateurs des salles comme ceux des syndicats. « Pour faire de l’art une arme, il faut d’abord s’assurer que l’art est bien là », persifle John Martin, critique au New York Times.

Pourquoi une oeuvre engagée ne serait-elle pas une oeuvre ? À quels critères esthétiques répond une oeuvre engagée ? Comment regarde-t-on une oeuvre et à l’horizon de quel regard ? Le Centre national de la danse (CND), à Pantin, a lancé cette saison une thématique « danse et résistance » qui culmine le 17 janvier avec un colloque international et le lancement d’une exposition sur le New Dance Group, l’exemple phare. « Ce groupe a formé des artistes majeurs comme Jane Dudley, Eve Gentry, Charles Weidman, Daniel Nagrin, Anna Sokolow…, explique Claire Rousier, du CND *. Il illustre la tension permanente entre l’individuel et le collectif. Il s’est posé dès le départ la question du public et de l’éducatif : comment intégrer des formes populaires, comment utiliser l’humour ? Constitué de personnes issues de l’immigration, il était traversé d’influences très diverses. Et, parce qu’il était proche du mouvement communiste américain, son histoire a été occultée. »* Pour la sortir de l’ombre et revisiter un répertoire oublié, le CND a chargé une historienne, Victoria P. Geduld, d’un travail de recherche dont rend compte l’exposition « Dance Is a Weapon. NDG 1932-1955 ». Un certain nombre de pièces du groupe ou de chorégraphes proches de lui ont été remontées. Une tendance ? Bouleverser les modes de représentations. « Celui qui incarne une thématique ne répond pas forcément aux critères, indique Claire Rousier . En faisant danser les souffrances d’un homme noir par une femme blanche, on déborde des catégories pour ne retenir que les situations. Et transmettre des états physiques. »

Le New Dance Group fonctionne à l’inverse des danses de rue ou des danses tribales : il rassemble des danseurs de métier qui cherchent, par leur art, à dire les réalités du monde. Mais le plus étonnant, c’est sa longévité : de 1932 à 1955, le New Dance Group a épousé le radicalisme contestataire de la Grande Dépression, s’est rapproché des programmes du gouvernement Roosevelt et a pris part à la « Guerre froide culturelle ». Aujourd’hui, c’est une institution. « En France, où il y a toujours eu des danseurs engagés, la plupart des discours sur la danse tendent à placer l’oeuvre et l’artiste proches de Dieu, dégagés de la marche du monde , résume Claire Rousier. Pour aborder l’idée que l’oeuvre d’un artiste est le reflet d’une société, il nous a fallu affronter la question du militantisme dans l’art, qui est en général mal vu sous prétexte qu’une oeuvre dévolue à une cause ne produit pas d’art. Notre objectif premier, c’était de démonter de tels préjugés. » La danse moderne française serait dominée par l’abstraction, combinant des concepts qui peuvent indirectement renvoyer à des questions de société mais font référence à un registre poétique plutôt que politique. Elle se place davantage du côté du partage du sensible que d’une lecture sociale. Selon Claire Rousier, cette position est en train de se déplacer. Le poids du contexte ?

Culture
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