L’effet Frankenstein
En 1973, Victor Erice réfléchit les énigmes du monde dans le regard d’une fillette.
dans l’hebdo N° 987 Acheter ce numéro
Le monstre de Frankenstein jette la petite fille à l’eau, comme les fleurs qu’ils avaient fait flotter ensemble auparavant. « Pourquoi l’a-t-il tuée ? », demande aussitôt Ana à sa soeur aînée. C’est la question clé de l’Esprit de la ruche , de l’Espagnol Victor Erice, où la projection de Frankenstein dans un village de Castille, vers 1940, sert de caisse de résonance à l’initiation d’une fillette. Et où la stupéfaction de cette fillette sert de réflecteur aux questions du monde. Ana, 7 ans, incarne l’heure où tout se pose, où l’être n’est que perception, où la mort devient palpable. Son regard cet inoubliable regard mélancolique qui a fait mondialement connaître Anna Torrent, la fillette de Cria Cuervos de Carlos Saura promène dans le film comme un fantastique point d’interrogation. Il ne marque pas seulement la découverte du Mystère dans un film où chacun est occupé avec un mystère. Contrairement aux regards des autres, qui fuient la caméra et la croisent parfois, il fonctionne comme un écran projetant les énigmes environnantes.
Ana ayant vu Frankenstein, tout devient fantasmagorique : les tombées de lumière par les fenêtres, une suite de portes dans un couloir, les volutes d’un feu de bois, la ruée d’un train effarant sur deux enfants seules dans une plaine… C’est comme si les incursions du Frankenstein de James Whale (1931) avaient magnétisé un univers digne d’un livre d’images. Irruption du cinéma dans la vie, irruption du surnaturel dans un décor standard, recours d’un enfant à l’imaginaire dans un pays en guerre…
Réalisé en pleine dictature franquiste, en 1973, par un cinéaste rare (trois longs-métrages), l’Esprit de la ruche brosse aussi le tableau d’une campagne figée, repliée sur elle-même, comme les personnages. Mais le tableau est percé : en jouant sur la profondeur de champ et la perspective, Victor Erice aspire graduellement dans un dédale de visions.