Les soutiers de la modernité
Ville surgie du désert, Dubaï connaît une croissance exponentielle.
Mais les milliers d’immigrés qui y travaillent dans des conditions terribles commencent à se rebeller. Reportage.
dans l’hebdo N° 983 Acheter ce numéro
Le taxi roule sur Cheikh Zayed Road en direction du port, entre une forêt de gratte-ciel. Il est neuf heures du matin, la température atteint déjà les 36 degrés. Au volant, Hamid, la quarantaine, est pakistanais, comme 90 % des chauffeurs de taxi de Dubaï. « Je travaille de cinq heures du matin à cinq heures du soir, six jours sur sept » , raconte cet homme originaire de la banlieue de Karachi. Aujourd’hui parsemée de buildings, de centres commerciaux, d’avenues et d’autoroutes, Dubaï est devenue en moins de trente ans un centre commercial géant, symbole de la mondialisation des échanges. À l’intersection stratégique entre l’Extrême-Orient et l’Europe, l’ex-Union soviétique et l’Afrique, l’Émirat brasse des gens qui viennent faire des affaires, prendre des vacances, et consommer ou gagner leur vie, coûte que coûte.
Olivier Aubert
Omar, conducteur de car employé par une société de BTP, vient de Chittagong, la deuxième ville du Bangladesh. À Dubaï depuis seize ans, il a été directement recruté dans son pays par une agence de main-d’œuvre intermédiaire. Sans permis de conduire, il trime vraisemblablement douze heures par jour sur un chantier de construction, pour un salaire bien moindre et des risques plus élevés. Après avoir vérifié qu’aucune oreille indiscrète ne traînait, Omar ose tout de même une plainte : il lui faut payer des dizaines de milliers de dirhams pour faire renouveler son visa de travail par son employeur tous les trois ans.
Comme la majorité des ouvriers, serveurs, dockers, livreurs, blanchisseurs, qui ont peu à peu remplacé la population de pêcheurs, bédouins et commerçants perses dans le centre-ville, Omar vit dans une maison louée à plusieurs. De véritables petits Karachi ou « Old Delhi » populeux, désordonnés, arpentés par une foule d’hommes en shalwar kameez, la tenue traditionnelle pakistanaise, ont transformé les quartiers de Deira et Bur Dubaï. Le contraste est saisissant avec les quartiers aseptisés et hors de prix de Jumeirah ou Dubaï Marina, réservés aux habitants des Émirats, aux Occidentaux ou aux riches commerçants iraniens, indiens ou saoudiens.
À quelques dizaines de kilomètres du centre-ville, sur la route menant à la zone franche, s’élève le squelette du Burj Dubaï, futur plus haut gratte-ciel du monde. En fin de journée, les ouvriers pakistanais et indiens qui y travaillent attendent sur une route poussiéreuse les cars qui les ramèneront dans leurs bâtiments sommaires construits en plein désert. D’autres ouvriers, parmi les 10 000 du chantier qui travaillent non stop, les ont déjà remplacés. Ombres omniprésentes, ces manœuvres commencent à faire parler d’eux. En septembre 2004, une manifestation regroupant plusieurs milliers de travailleurs originaires du sous-continent indien venait pour la première fois troubler la torpeur de Dubaï, bloquant l’autoroute pendant plusieurs heures.En septembre 2005, un millier d’ouvriers impayés depuis quatre mois défilaient, bloquant à leur tour la circulation. En avril 2006, 2 500 ouvriers du Burj Dubaï se révoltaient et brûlaient voitures et engins de chantier pour dénoncer leurs conditions de travail. Deux mille ouvriers bâtissant le nouvel aéroport déposaient leurs outils par solidarité. Enfin, fin octobre 2007, plusieurs milliers d’ouvriers du Burj Dubaï ont à nouveau mené grèves et manifestations. Celles-ci ont donné lieu à des affrontements avec la police et conduit à l’expulsion de 4 000 travailleurs. Pas de quoi, pour le moment, troubler les affaires. Mais, devant la tournure prise par de semblables mouvements au Koweït voisin, les autorités locales se sont lancées dans un rapide apprentissage du dialogue social : émue par la situation épouvantable de ces travailleurs immigrés, la population locale s’était soudain mise à manifester avec eux.