« Une rupture est plus que jamais nécessaire »
Deux économistes, l’Américain Robert Guttmann et le Français Dominique Plihon, analysent la crise financière actuelle et en donnent une lecture inhabituelle. Avec quelques divergences.
dans l’hebdo N° 987 Acheter ce numéro
La crise financière a commencé par celle des subprimes (crédits à risque) aux États-Unis et s’est transformée en crise mondiale avec la chute des bourses. Peut-on parler de nouveau krach ?
Robert Guttmann : Ce n’est pas nécessairement un krach. Il y a eu simplement une logique d’ajustement. Les États-Unis s’orientent en effet vers une récession. Les bourses ont pris conscience que cette récession pouvait être grave, et qu’elle allait affecter le dynamisme de l’économie mondiale, car les pays émergents et l’Union européenne sont dépendants de la consommation américaine.
Dominique Plihon : Je crois pour ma part qu’on est en présence d’un véritable krach, comme l’ont montré les fortes baisses sur les principales bourses. Mais c’est un krach d’une nature particulière car il est «~rampant~», c’est-à-dire qu’il est moins spectaculaire mais plus profond que les krachs boursiers de 1987 ou de 2000. Cette crise touche en effet les racines du capitalisme financier.
À la Bourse de Francfort, en août 2007. OESER/AFP
Un rapport sur les crises financières, publié en 2004 [^2] et dont Dominique Plihon est coauteur, évoquait le retour des crises bancaires.
D. P. : L’une des raisons de ce diagnostic pessimiste sur la crise actuelle est qu’elle fragilise les systèmes bancaires. Les bourses ne s’y sont pas trompées en faisant fortement chuter les cours des valeurs bancaires. Dans notre rapport, nous montrions qu’à chaque fois que le système bancaire d’un pays est déstabilisé par une crise financière, les conséquences économiques sont importantes. Car les banques en difficulté arrêtent de prêter aux particuliers et aux entreprises, ce qui freine immédiatement la consommation et l’investissement. Ainsi, les crises du Japon et des « dragons » asiatiques dans les années 1990 ont été profondes parce que leurs systèmes bancaires ont été fragilisés par des bulles spéculatives.
R. G. : Au coeur de la crise actuelle, on trouve le système de « titrisation », qui est une innovation financière majeure. La titrisation est un mécanisme ingénieux qui permet aux établissements qui ont fait des crédits immobiliers à hauts risques, dits « subprimes », de les revendre. Ces crédits sont en effet transformés en titres, par exemple en obligations (d’où le terme de « titrisation »), puis achetés par des banques et des investisseurs dans le monde entier. Quand la bulle immobilière états-unienne a implosé, la valeur de ces titres s’est effondrée. Ce qui a mis en difficulté tous les acteurs financiers qui s’étaient « gavés » de ces titres à hauts risques et à haut rendement. C’est une des raisons des pertes importantes des banques. En tout, 100 milliards de dollars de pertes ont déjà été déclarés. Ce qui explique que nous ayons une crise bancaire globale.
Les réponses des banques centrales européenne et américaine (Fed) sont-elles les bonnes pour résoudre ces crises à répétition ?
R. G. : Dans l’immédiat, il y a une réaction vivace et innovante des banques centrales. Mais elles ne contrôlent qu’une petite partie (moins d’un quart) de ces marchés cloisonnés. Leur rôle est d’éviter la paralysie de ce qui est le coeur du système financier, c’est-à-dire le marché interbancaire. La banque centrale européenne a par exemple injecté quelque 500 milliards de dollars pour éviter cette paralysie.
D. P. : Les banques centrales ont tenté d’enrayer la crise du marché interbancaire en prêtant en urgence des sommes énormes aux banques en difficulté. Mais la BCE et la Fed n’ont pas réussi à restaurer la confiance, condition nécessaire de l’arrêt de la crise, d’où leurs interventions à répétition. Et l’on peut craindre que ces injections massives de liquidités par les banques centrales créent les conditions d’une bulle financière future. L’histoire récente pourrait se répéter : la bulle immobilière aux États-Unis, qui a donné lieu à la crise des subprimes, est la conséquence directe de la politique de baisse agressive des taux d’intérêt menée par Alan Greenspan, président de la Fed, dans le but d’atténuer les effets du krach Internet de 2000…
Est-on dans la situation où il n’y a plus de possibilité de régulation du système bancaire ?
D. P. : Il y a eu des progrès importants réalisés depuis les années 1980 dans les politiques de prévention des crises bancaires : c’est ce qu’on appelle les politiques de contrôle « prudentiel », mises en oeuvre par le Comité de Bâle, institution internationale rattachée à la Banque des règlements internationaux (BRI), dont le siège est à Bâle. Mais ces règles prudentielles sont insuffisantes car elles ne concernent que les banques. Il faut les étendre à tous les acteurs financiers qui participent à la spéculation financière internationale, notamment aux hedge funds (fonds spéculatifs) et aux sociétés d’assurance. Par ailleurs, ces règles font trop confiance à l’autorégulation des banques. C’est ainsi que la Société générale a fait une perte de 5 milliards d’euros à la suite de prises de risque énormes et frauduleuses… mises sur le dos d’un « trader fou ».</>
R. G. : Il est évident que les nouveaux marchés créés par les innovations financières ont des défauts structurels graves. On a assisté à une sorte de manipulation des marchés, dans le contexte d’un optimisme excessif au moment de la bulle immobilière. Ces innovations ont été trop vite diffusées, sans contrepartie en termes de contrôle. La déréglementation aux États-Unis et en Europe a fait que le système financier a voulu s’autoréguler. La surveillance prudentielle publique ne s’est pas adaptée à un système financier globalisé et innovant, ce qui explique que cette crise soit plus importante que les précédentes.
Le Fonds monétaire international (FMI) a-t-il un rôle à jouer dans une reprise en main du système ?
R. G. :La réforme du FMI est en débat, car c’est devenu une institution anachronique, d’une ère passée. Une dimension nécessaire de cette réforme concerne la redistribution du vote (actuellement, la Chine a moins de votes que la Belgique !). Les réformes du FMI ont besoin de redéfinir son rôle dans le système monétaire international. Le FMI doit s’engager dans la coordination internationale des politiques économiques, essentielle pour le bon fonctionnement d’une économie mondiale multipolaire. Elle a aussi un rôle à jouer pour préserver la stabilité financière, par une harmonisation des pratiques prudentielles, de régulation et de supervision. Mais ce dernier objectif relève surtout de la BRI, qui est la banque des banques centrales. Cette crise peut accélérer les réformes institutionnelles.</>
D. P. : Le FMI n’est plus en mesure de jouer un rôle important dans la régulation financière internationale, parce qu’il a perdu sa crédibilité. Ses politiques face aux crises des pays émergents ont largement échoué. Ses plans d’ajustement structurel imposés aux pays en développement sont jugés inacceptables. Le FMI, dominé par les États-Unis, est incapable d’imposer à ces derniers l’arrêt de leur déficit extérieur abyssal, qui menace la stabilité monétaire internationale. Seule une réforme radicale pourrait remettre le FMI dans le jeu, à commencer par une démocratisation de ses instances de direction. La réforme du FMI implique aussi son rattachement au système des Nations unies pour l’amener à se soumettre aux normes internationales (contenue dans la Charte des Nations unies) en matière politique, sociale, culturelle, etc.
N’a-t-on pas atteint les limites d’une économie financiarisée et mondialisée ?
D. P. : Cette crise est systémique. Elle résulte des contradictions internes du capitalisme financiarisé et mondialisé. Elle est la conséquence directe de la libéralisation financière qui a supprimé tous les remparts protecteurs face à l’instabilité financière et à sa propagation internationale. La crise actuelle révèle au grand jour le caractère non soutenable de la mondialisation néolibérale dominée par la finance. Il y a une incompatibilité fondamentale entre les exigences exorbitantes de rentabilité financière des investisseurs et la promotion d’un développement respectueux de l’homme et de son écosystème. Une rupture par rapport à ce monde néolibéral est plus que jamais nécessaire. On ne peut compter sur les élites privées et publiques pour ce changement. L’histoire montre que, dans le contexte des crises, le mouvement social a un rôle majeur à jouer pour imposer des réformes radicales.
R. G. : Il faut bien comprendre que nous avons aujourd’hui un système capitaliste centré sur la position dominante de la finance globale. Ce système repose sur deux déséquilibres non soutenables, l’inclusion des pays émergents (et leurs 3 milliards de citoyens) et l’explosion des circuits de la finance déréglementée. Ces deux aspects sont liés dans la crise actuelle. Cette sortie de crise nécessitera des décisions politiques et des réformes. Pour cela, il faut un leadership de haute qualité, avec des dirigeants qui comprennent la nature multipolaire de l’économie mondiale et soient capables de considérer la stabilité financière, la réduction des inégalités et les enjeux écologiques.
Nicolas Sarkozy et le gouvernement de François Fillon sont peu diserts sur les conséquences de cette crise financière. Pouvez-vous nous dire ce qui nous attend à terme ?
D. P. : Il est certain que cette crise financière va avoir des répercussions significatives sur l’activité en France, notamment du fait d’un rationnement du crédit par les banques fragilisées. Les entreprises, les ménages et l’État vont être touchés. La stratégie de « croissance fondée sur la confiance » de Sarkozy est plus que jamais remise en cause. Et donc, après les élections municipales de mars 2008, on doit s’attendre à un tour de vis, avec des mesures telles que la TVA sociale ou la reprise des privatisations pour remplir les caisses de l’État…
[^2]: Les Crises financières, Robert Boyer, Mario Dehove et Dominique Plihon, Conseil d’analyse économique.
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