Des réfugiés bien politiques

Le retour des exilés après dix-neuf ans d’éloignement ne fait consensus qu’en apparence, et l’opération pourrait déstabiliser le gouvernement mauritanien.

Patrick Piro  • 7 février 2008 abonné·es

C’est un abcès crevé après dix-neuf ans d’empoisonnement de la vie, en Mauritanie. La querelle d’avril 1989 entre éleveurs mauritaniens et cultivateurs sénégalais, à la fin d’une rude saison sèche aux abords du fleuve Sénégal, aurait pu se solder par deux morts, les premiers. La vendetta en fera une soixantaine, car les politiques en décident autrement, jetant de l’huile sur le feu. En Mauritanie, l’autocrate Taya, pour conforter un pouvoir menacé, cède aux sirènes des nationalistes maures lui enjoignant d’expulser ces Négro-Mauritaniens, qualifiés de « Sénégalais », et qui occupent les bonnes terres des berges d’un fleuve récemment valorisé par l’irrigation. Le fragile équilibre imposé lors de la décolonisation vole en éclats, virant à la haine raciale dans un pays où 30 % de Négro-Africains (Peuls, Wolofs, Soninkés, au sud) disputent le pouvoir politique et économique à 70 % de Maures (au centre et au nord). La police et l’armée expulseront probablement 300 000 personnes, dont « seulement » un tiers de « vrais » Sénégalais, et deux tiers de Mauritaniens, des Peuls pour l’essentiel, et dans le plus total arbitraire. Des familles sont séparées, des villages entiers sont vidés, débaptisés et investis par des Maures, souvent des anciens esclaves affranchis (les Haratines).

Côté Sénégal, le président Diouf profite aussi du conflit pour se refaire une santé politique. Des dizaines de commerçants maures sont tués, et des milliers sont expulsés.

En Mauritanie, la question restera officiellement taboue jusqu’au coup d’État militaire qui renverse Taya en 2005. Lors de la présidentielle de mars 2007, où le pouvoir revient aux civils, les 19 candidats inscrivent le rapatriement des réfugiés à leur programme. Pour un retour officiel car, d’après le HCR, près de 50 000 personnes seraient déjà rentrées au pays plus ou moins clandestinement, profitant d’assouplissements du régime, en particulier entre 1996 et 1998.

Ce récent consensus politique dissimule pourtant bien des arrière-pensées. Ainsi, le nouveau président, le libéral Sidi ould Cheikh Abdallahi, adepte d’une démocratisation du pays, n’est que mollement soutenu par sa majorité hétéroclite, principalement composée « d’indépendants » ­ en fait, des anciens piliers du régime de Taya : le nouveau parti présidentiel, le PNDD, était le seul à ne pas être représenté sur le débarcadère de Rosso, le 29 janvier. « Une belle faute politique, à moins qu’il ne s’agisse des prémices d’un lâchage » , considère Mohamed Fall ould Oumeir, directeur de l’hebdomadaire la Tribune , et l’un des politologues les plus influents du pays. L’opposition progressiste, qui se bat depuis des années pour le retour des réfugiés, a sauté sur l’occasion. « La résolution d’une question aussi importante pour l’unité des Mauritaniens, mais aussi l’éradication de l’esclavage [^2], la lutte contre le trafic de drogue ou la montée du terrorisme, nécessitent la formation d’un gouvernement d’union nationale » , défend le juriste Gourmo Lô, responsable des relations internationales de l’Union des forces de progrès (UFP, ancien parti communiste).

Autre son de cloche, au sein de la majorité et dans l’armée, où s’expriment des relents de nationalisme maure et de fortes réticences au retour « sans restriction » et à brève échéance (fin 2008 ?) des quelque 24 000 déportés négro-mauritaniens encore potentiellement candidats [^3], dans une opération qui prévoit aussi la régularisation des rapatriés « sauvages » des années 1990 (titres de propriété, état civil, etc.).

La qualité du soutien apporté à la réinsertion des premiers rapatriés aura donc un sens politique et sera analysée par les réfugiés qui attendent leur tour au Sénégal. Avant que l’opposition ne réclame le solde du « passif humanitaire » ­ recherche des responsables des crimes de 1989 (dont la plupart ont encore pignon sur rue) et leur traduction en justice. Et personne ne parle encore de l’ultime dossier : le préjudice subi par les « vrais » Sénégalais expulsés en abandonnant tout en Mauritanie, et par les Mauritaniens chassés du Sénégal, comme si les deux pays se considéraient quittes sur le dos de leurs ressortissants… Autant de bombes à retardement.

Dans les dîners de la capitale Nouakchott, traîne une interrogation inquiétante, profilant pour certains un retour prochain des militaires : à quoi bon la démocratie, vu ses maigres bénéfices pour le pays…

[^2]: Que criminalise une loi d’août 2007.

[^3]: Une majorité d’expulsés est réinsérée à l’étranger.

Monde
Temps de lecture : 4 minutes

Pour aller plus loin…

La Brigade rouge : un poing c’est tout !
Portfolio 20 novembre 2024 abonné·es

La Brigade rouge : un poing c’est tout !

Pour pallier les carences et manquements de l’État indien, l’ONG la Brigade rouge s’est donné pour mission de protéger et d’accompagner les femmes qui ont été victimes de viol ou de violences sexistes et sexuelles. Reportage photo.
Par Franck Renoir
À Koupiansk, en Ukraine, « il ne reste que les vieux et les fous »
Reportage 20 novembre 2024 abonné·es

À Koupiansk, en Ukraine, « il ne reste que les vieux et les fous »

Avec les rapides avancées russes sur le front, la ville de Koupiansk, occupée en 2022, est désormais à 2,5 km du front. Les habitants ont été invités à évacuer depuis la mi-octobre. Malgré les bombardements, certains ne souhaitent pas partir, ou ne s’y résolvent pas encore.
Par Pauline Migevant
À Valence, un désastre climatique et politique
Reportage 20 novembre 2024 abonné·es

À Valence, un désastre climatique et politique

Après les terribles inondations qui ont frappé la région valencienne, les réactions tardives du gouvernement de Carlos Mazón ont suscité la colère des habitants et des réactions opportunistes de l’extrême droite. Pour se relever, la population mise sur la solidarité.
Par Pablo Castaño
Pourquoi les Démocrates ont perdu l’élection présidentielle
Analyse 13 novembre 2024 abonné·es

Pourquoi les Démocrates ont perdu l’élection présidentielle

Après la défaite de Kamala Harris, les voix critiques de son parti pointent son « progressisme », l’absence de considération des classes populaires et le coût de la vie aux États-Unis. Les positions centristes de la candidate pour convaincre les électeurs indécis n’ont pas suffi.
Par Edward Maille