Fracture sociale : une plaie béante
Dans un monde où les milliards se déplacent du travail vers le capital,
de nouvelles inégalités apparaissent, élargissant le fossé qui sépare les très riches des très pauvres et révélant un abandon des politiques de redistribution. Un dossier à lire dans notre rubrique **Société** .
dans l’hebdo N° 988 Acheter ce numéro
Deux milliards, six milliards, cinquante milliards… Qui dit plus ? Les secousses financières évoquées dans le cadre de la crise qui frappe la Société générale ont révélé un monde de plus en plus fou, où les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Depuis vingt ans, la fracture sociale ne cesse de se creuser. Des masses d’argent colossales se déplacent du travail vers le capital, engendrant de nouvelles inégalités. Cependant, comble d’ironie, que la notion d’égalité des chances prospère dans le débat public.
JUPITERIMAGES
Les inégalités ont progressé en France depuis les années 1980, montre le BIP 40, baromètre des inégalités et de la pauvreté. D’après un sondage de juin 2004 publié par la Sofres, 81 % des Français estiment que les inégalités se sont aggravées aux cours des dernières années. Pas d’explosion, précise l’Observatoire des inégalités, mais un retournement de situation. Difficile encore d’évaluer son ampleur, notamment parce que les données officielles sont incomplètes (voir pp. 4-5) : les chiffres sur les revenus intègrent-ils des données sur les revenus du patrimoine ; ceux sur l’emploi des données sur le temps partiel ; ceux sur l’éducation des données sur la durée de scolarité ? Il n’empêche. « Au milieu des années 1950, les cadres touchaient en moyenne quatre fois plus que les ouvriers, mais ces derniers pouvaient compter rattraper le salaire moyen des cadres de 1955 vers 1985, compte tenu du rythme de progression des salaires , expliquent Louis Maurin et Patrick Savidan dans l’État des inégalités en France 2007 . Au milieu des années 1990, les cadres ne touchaient plus « que » 2,6 fois le salaire moyen des ouvriers, mais compte tenu du ralentissement de la croissance des niveaux de vie, il fallait trois siècles aux ouvriers pour espérer arriver au niveau des cadres de la mi-1990 ». En résumé : « Le temps de rattrapage entre catégories sociales a été multiplié par 10. »
Ce ne sont donc pas tant les taux qu’il faut prendre en compte que la manière dont s’installent les écarts entre la « France d’en haut » et celle « d’en bas » (voir p. 7). « La France fut longtemps considérée comme un modèle de mobilité sociale. Certes, tout n’y était pas parfait. Mais elle connaissait un mouvement continu qui allait dans le bon sens. Or, la sécurité économique et la certitude du lendemain sont désormais des privilèges. La jeunesse française exprime son désarroi. Une fracture sociale se creuse dont l’ensemble de la Nation supporte la charge. La « machine France » ne fonctionne plus. Elle ne fonctionne plus pour tous les Français », dixit… Jacques Chirac, le 17 février 1995, lançant ainsi sa campagne de 1996 sur le thème de la fracture sociale.
« S’il y a une raison majeure de s’inquiéter , relève Louis Maurin lors d’un colloque en octobre 2007, c’est que les politiques publiques vont désormais dans le sens de la hausse des inégalités. » Bouclier fiscal, mise en place de filières de sélection à l’école, immigration choisie, franchises médicales, le « moins d’État » brandi pour laminer l’État régulateur… La politique de Nicolas Sarkozy, pourtant grand promoteur de l’égalité des chances, s’inscrit dans un processus de délégitimation des politiques de redistribution : trop chers, l’hôpital, l’école, les retraites, les minimas sociaux. « Les caisses sont vides », relancez la croissance en créant votre entreprise ! « D’une société où s’endetter était un signe de déchéance sociale, on passe à un système où l’endettement est encouragé : à consommation de masse, crédit de masse ! […] Mais la vague néolibérale, en remettant en cause les protections de l’État providence, rend la situation critique », explique Georges Gloukoviezoff dans Peut-on critiquer le capitalisme ? Car la société du self-made-man, de la mise en concurrence permanente, implique « des stratégies de déclassement des autres au profit de la promotion de soi » , explique Patrick Savidan. Exit le capital social et les plus vulnérables. Seuls les plus « bancables » se projettent dans l’avenir, la croissance oblogatoire, la course au profit. L’ouragan Katrina a révélé aux États-Unis un fossé social d’une largeur insoupçonnée. Pas le tiers-monde : dans une riche démocratie occidentale, des ghettos de luxe cohabitent avec les bidonvilles, le CAC 40 avec le quart-monde. Dans une société de la compétition généralisée, la misère des uns augmente à mesure que l’opulence des autres progresse. Et l’échec est toujours présenté comme celui d’un individu. Que se passe-t-il si on tombe malade, perd son emploi, son logement, sa famille ? Le système (les banques) n’assure pas les « accidents de la vie », pas plus que le parent isolé qui reprend une formation et cherche un logement, mais les spéculateurs, les hauts revenus, les moins fragiles socialement. C’est moins d’égalité des chances dont il est question que de justice sociale.
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