(La Fabrique des sentiments) La nouvelle Éloïse

Dans « la Fabrique des sentiments », Jean-Marc Moutout met en scène les désarrois amoureux dans nos sociétés modernes et déstructurantes. Un film politique, à sa manière.

Christophe Kantcheff  • 7 février 2008 abonné·es

Jean-Marc Moutout a de la suite dans les idées. Il est encore trop tôt, alors que son second long métrage de fiction sort sur les écrans, pour affirmer que les bases de l’oeuvre à venir sont en train d’être posées, là, devant nous. Tout de même, en deux films, une cohérence s’esquisse, qui est loin d’être une répétition. Car de Violence des échanges en milieu tempéré, son premier long, à la Fabrique des sentiments , on constate aussi une évolution vers une plus grande prise de risque esthétique.

Violence des échanges en milieu tempéré , réalisé en 2003, montrait un apprenti « licencieur » dans une usine soumise à un audit, qui impliquait meilleure rentabilité, mise en concurrence des salariés, individualisation des postes, stress permanent… Un film efficace, humble au bon sens du terme, qui produisait suffisamment d’empathie envers son personnage principal, en guerre avec sa conscience, pour que le film ne se réduise jamais à une dénonciation vaine.

Quoi de commun avec la Fabrique des sentiments , qui met en scène une brillante et séduisante clerc de notaire, Éloïse, passant par une agence de rencontres pour trouver un homme~? C’est que Jean-Marc Moutout poursuit son exploration des nouvelles (dés)orientations de notre société occidentale. Après s’être penché sur le monde de l’entreprise, il sonde les coeurs, bousculés par ce même néocapitalisme et ses effets déstructurants.

La misère sociale s’étend devant nos yeux, mais la déshérence amoureuse~? Dans la Fabrique des sentiments , les personnages ne sont pas en recherche d’emploi, mais sont en quête d’amour. Ils ne passent pas d’entretiens d’embauche, mais ont sept minutes pour «~se vendre~» face à un inconnu. Ils ne sont pas licenciés, mais peuvent être congédiés du jour au lendemain par un nouveau partenaire impatient… Éloïse (merveilleuse Elsa Zylberstein) est en proie à des vertiges, symptômes angoissants d’une maladie curable. Mais Éloïse chancelle surtout à cause de sa propre indétermination. Ses désirs sont là, pourtant. Ne tombe-t-elle pas dans les bras d’un tendre avocat (Bruno Putzulu), lui aussi dans une démarche sentimentale «~constructive~»~? Mais il suffit qu’il s’absente trois jours, laissant Éloïse seule contre son gré, pour que le nouvel amant disparaisse de l’horizon de la jeune femme. Et que le personnage soit tout bonnement zappé du film.

Quelque chose ne tourne pas rond aujourd’hui avec l’amour et le sexe, distille la Fabrique des sentiments ­ titre éloquent ­, comme si la hausse de leur valeur publicitaire en avait repoussé la réalité, comme si leur trafic marchand à forte rentabilité en avait dilué l’expérience. L’individu, écrasé de solitude, navigue entre dépression et consolation New Age. Voilà qui, dans le champ de la littérature, rappelle fortement ce qu’on trouve dans les romans de Michel Houellebecq. Mais là s’arrête la comparaison entre le cinéaste et l’écrivain (lui aussi bientôt réalisateur, hélas…). Ou, pour le dire autrement, disons que Moutout, c’est Houellebecq, le talent en plus.

Ainsi, le premier ne se complaît pas dans le nihilisme paresseux du second, mais, au contraire, l’introduit par l’intermédiaire d’André (Jacques Bonnaffé), personnage plus complexe qu’il en a l’air. S’il tient à distance tout ce qui pourrait être croyance ou source d’enthousiasme, et s’il dit ressentir « la fatigue d’être soi » (référence à un livre fameux du sociologue Alain Ehrenberg), il garde de l’espérance comme tout un chacun, et peut même se montrer étrangement généreux.

En outre, Jean-Marc Moutout ose travailler une esthétique contemporaine peu exploitée au cinéma, ou de façon abstraite. Décors, musiques, couleurs… le climat de froideur high-tech et de sourde anxiété qui en émane creuse l’impression d’un monde secrètement douloureux. Un monde de particules élémentaires affolées par une existence dont le sens échappe. Les séquences les plus stylisées de la Fabrique des sentiments sont parmi les plus réussies, comme ce moment d’hallucination où Éloïse perçoit sur des écrans lisses les images glaçantes d’un bonheur à venir, redoutablement prévisible. Le cinéma de Jean-Marc Moutout n’est sans doute pas sympathique ni réconfortant. Mais il invente des formes pour représenter la barbarie soft de notre modernité.

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