Le réalisme des salauds
dans l’hebdo N° 991 Acheter ce numéro
Dans le petit village des Pyrénées où, depuis quarante ans, je me retire une partie de l’année, je surprends un voisin aspergeant copieusement un parterre à la sulfateuse. « Qu’est-ce que vous mettez-là ? , lui demandai-je, préparé au pire, le RoundUp de Monsanto [favori des jardiniers amateurs] ? » « Non, me répond-il, c’est l’herbicide qu’on vend à Prades pour détruire les mauvaises herbes. » On pourrait interroger le concept de « mauvaises herbes », issu d’une vision spécifiquement occidentale de la maîtrise de la nature, mais pour l’heure, il faut parer au plus pressé : « Vous savez que ça contient toutes sortes de saletés dangereuses pour vous et pour l’environnement ? » « Oh ! De toute façon, avec tous les produits toxiques qui se baladent, c’est foutu, ça ne va pas changer grand-chose. Pourquoi s’embêter ? » Inutile d’expliquer à ce consommateur passif que si l’on tient absolument à désherber, il existe des moyens mécaniques ou thermiques, parfaitement efficaces et qui, à la différence de polluants organiques persistants, cancérigènes et reprotoxiques produits et diffusés allègrement par Bayer, Syngenta, BASF, n’engendrent aucune nuisance.
C’est sans doute en pensant à ce renoncement à la résistance, à cet abandon à la pente de la facilité qu’on retrouve, à tous les niveaux de la société, jusqu’au technocrate conseiller du Prince (de droite comme de gauche), que Georges Bernanos disait que le réalisme est la bonne conscience des salauds. Le réalisme, en effet, c’est d’abord accepter le monde tel qu’il est, se satisfaire d’une situation désastreuse et s’y résigner sous prétexte que les forces dominantes ne dessinent pas d’autre futur que le prolongement des tendances actuelles. Selon la belle expression de Michel Dias, ces réalistes préfèrent « une issue fatale mais certaine, plutôt que l’incertitude d’un devenir rendu à l’initiative humaine [^2] » .
Lorsque les objecteurs de croissance sont traités d’utopistes, c’est bien par opposition à ce réalisme-là. Nous sommes effectivement à contre-courant. Nous refusons de nous soumettre au diktat de la situation, à la tyrannie du Tina (there is no alternative) qui réduit l’être à l’étant. L’utopie positive dont nous nous réclamons rejette ce refus des autres mondes possibles. En revanche, nous accuser d’être des chasseurs de chimères est tout à fait injuste. On sait maintenant que la généralisation du développement est impossible. C’est donc au contraire cet abandon à la logique suicidaire de la société de croissance et de l’occidentalisation qui est « l’utopie » au sens négatif du terme. Cette attitude réaliste des « salauds » manifeste cet étrange désir de catastrophes qui hante inconsciemment l’Occident et dont Jacques Attali, auteur à la fois d’ Une brève histoire de l’avenir et du rapport sur les propositions pour « libérer la croissance » , représente la figure caricaturale.
[^2]: L’Illusion technologique, Michel Dias, Entropia n°3, automne 2007, p.36.