Les multiples déplacements de Stuart Hall

Intellectuel britannique en vue dès les années 1960, Stuart Hall a participé à l’essor des cultural studies, avant d’élargir ses recherches aux médias et à la question des représentations et des identités.

Olivier Doubre  • 7 février 2008 abonné·es

Dans un article pour la London Review of Books , Terry Eagleton, professeur de littérature, écrivait en 1996 : « Quelqu’un qui écrirait un roman sur la gauche intellectuelle britannique et commencerait par chercher à créer une figure exemplaire censée relier ses multiples phases et tendances, la trouverait exactement en réinventant Stuart Hall. » Si cette phrase laisse deviner l’importance et la place de ce dernier parmi les intellectuels progressistes outre-Manche, elle restera cependant obscure pour la plupart des lecteurs français du fait de leur ignorance du nom même de Stuart Hall. À nouveau, il nous faut donc saluer le travail des éditions Amsterdam, qui, comme quelques autres petits éditeurs, rendent accessibles nombre d’auteurs de renommée internationale largement méconnus en France.

Né 1932 en Jamaïque, issu de la petite bourgeoisie noire, Stuart Hall arrive en Grande-Bretagne en 1952, « en métropole », afin d’y terminer ses études. Cultivé, préparé par l’éducation coloniale à être anglais, il est surpris de se voir soudain considéré comme « un Noir chez les Blancs » , et ce décalage, qui le marque à jamais, lui donne un regard particulièrement aiguisé sur la société anglaise. Brillant, il intègre dès la fin des annnées 1950 l’équipe de la naissante New Left Review , importante revue (de gauche) qui se caractérise par sa distance critique au marxisme orthodoxe, toujours très en vogue dans l’intelligentsia britannique. Il contribue aussi à fonder en 1964 le Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham, avec le grand sociologue Richard Hoggart, auteur du célèbre ouvrage la Culture du pauvre [^2], auquel il succède à la direction en 1968. Stuart Hall fait donc rapidement partie des intellectuels britanniques les plus en vue dans les années 1960, en participant notamment à l’essor des cultural studies , domaine que la France s’est obstinée à ignorer jusqu’à une date récente. C’est sans doute pourquoi Mark Alizart, directeur de l’action culturelle au Palais de Tokyo, qui a longuement interviewé Stuart Hall pour un petit volume éponyme, présentant son parcours intellectuel, débute ainsi sa préface : « Il est impossible d’imaginer, trente à quarante ans après le début de ses recherches, que l’ignorance française de leur importance soit le fruit du hasard »

Stuart Hall ne cessera d’enjamber joyeusement les frontières disciplinaires. Refusant de s’aligner sur une stricte orthodoxie marxiste et un économisme totalisant, il « déplace » ainsi, au sein des cultural studies , les problématiques marxistes en leur proposant un « détour par Gramsci » . Ainsi, au lieu de la simple « aliénation » des masses dans le domaine de la culture, le concept gramscien « d’hégémonie », plus souple, lui permet d’approfondir « l’étude des rapports de pouvoir dans la culture » . Comme toute l’équipe de la New Left Review , il tire du marxisme la « production d’un savoir critique » , pour mieux « le développer » , voire « le transformer » … Sans jamais nier avoir été « profondément influencé » par Marx, ni rompre avec lui, il pose toutefois d’emblée qu’il s’agit « d’arrêter de [le] considérer comme une religion » .

Son travail s’élargit alors à l’étude des médias ­ il sera l’un des premiers dans ce domaine ­ et, surtout, à la question des représentations et des identités. Lorsqu’il prend la direction du Centre de Birmingham, il surprend par son écoute de la contestation du courant féministe en son sein et des nouvelles questions liées à la race. Stuart Hall n’hésite pas alors à dénoncer le véritable « eurocentrisme » qui existe chez Marx. Aux côtés d’Edward Said, il contribue alors au développement des postcolonial studies , et, fort de sa propre expérience, analyse les sociétés européennes à la lumière de la « perspective opposée » , celle des anciens colonisés venus s’installer en Europe. Le multiculturalisme ­ terme qui effraie parfois en France mais qui est, selon Stuart Hall, l’un des « défis historiques » majeurs du capitalisme « tardif » contemporain ­ signifie que chaque individu, grâce à son agency (capacité à agir), se trouve aujourd’hui en situation de « négocier » sa propre identité (qui n’est donc jamais figée), sa propre reconnaissance personnelle et la reconnaissance de l’autre.

Ce type de « déplacements », tout comme celui fondé sur la question du genre (Hall s’intéresse aussi beaucoup aux gender studies ), illustre bien la démarche suivie par Stuart Hall, dont certains textes, publiés dans ces trois premiers volumes traduits en français et datant de vingt ou trente ans, ne laisseront pas d’étonner le lecteur français par l’étrange impression d’actualité qui s’en dégage. C’est tout particulièrement le cas dans le recueil d’articles les plus récents sur le thatchérisme et le blairisme si l’on pense, malgré des contextes fort différents, à la situation de la gauche française aujourd’hui. Ainsi, écrivait-il (dès 1979 !), « la gauche ferait bien de commencer par « apprendre du thatchérisme » […] et d’élaborer sa propre critique » des problèmes, au lieu de se borner simplement à répondre négativement aux stratégies avancées par la droite. Face à « la lame de fond populiste » propagée par M. Thatcher mêlant coercition idéologique et « consentement populaire actif » , puis à la rhétorique d’une gauche prétendument « moderne » de Tony Blair, Stuart Hall fut l’un des rares à continuer à oser une véritable critique de gauche. Une critique sans doute « déplacée » pour cette « gauche » sociale-libérale du New Labour. C’est là toute sa force.

[^2]: Publié par Pierre Bourdieu en 1970 chez Minuit.

Idées
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