Les savoirs en ligne de mire

Estimée ou vilipendée, Wikipédia est en train de modifier les modes de diffusion et de production des connaissances. Devant son succès, Google et Larousse s’apprêtent à lancer leurs encyclopédies gratuites sur la Toile.

Christine Tréguier  • 14 février 2008 abonné·es

Essor phénoménal : en sept ans d’existence, Wikipédia, le « projet encyclopédique rédigé par des bénévoles et mis à disposition gratuitement », est passé de 100 000 articles publiés en ligne en 2002 à 1 million en 2004, et 9 millions (en plus de 200 langues) en 2008, dont 614 000 en français. Avec 75 000 contributeurs actifs et 46 millions de visiteurs mensuels, Wikipédia figure parmi les 10 sites mondiaux les plus fréquentés et s’est imposée comme l’une des principales sources d’informations et de connaissances sur Internet.

Structurée autour d’un système de gestion de contenu appelé wiki, cette encyclopédie en ligne permet à qui le souhaite de proposer des articles et de compléter, modifier ou mettre en forme les articles existants. Les historiques des modifications et les discussions sont publics ; tous les articles, assortis de commentaires indiquant leur stade d’achèvement, sont consultables et modifiables en permanence.

Illustration - Les savoirs en ligne de mire


Jimmy Wales, fondateur de Wikipédia, prend la parole lors d’une conférence à New York, en mars 2006. TAMA/GETTY IMAGES

Le projet est loin d’être parfait, mais il avance, sans perdre de vue son objectif originel : libérer les connaissances du système marchand, et les rendre librement accessibles et utilisables par tous. Ce que Yochai Benkler, professeur de droit à l’université de Yale, auteur de The Wealth of Networks (« la richesse des réseaux »), appelle « la production de biens communs par les pairs » (commons-based peer production).

Ce modèle nouveau, qui s’oppose à l’enclosure des savoirs par une élite, suscite interrogations et critiques chez les producteurs de connaissances traditionnels. Pour Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en sciences de l’information à l’IUT de La Roche-sur-Yon [^2], ce modèle « remet en cause certains fonctionnements des métiers de la presse, notamment, et du milieu universitaire » . Ce qui peut expliquer les emballements médiatiques à son égard. Les affaires de vandalisme (gros mots, insultes, etc.), d’erreurs (celle, volontaire, sur l’EPR quatrième génération lors du débat télévisé Royal-Sarkozy le 2 mai 2007, les erreurs tests introduites par les étudiants de Sciences Po Paris) ou de diffamation sont relatées avec assiduité et sont souvent prétextes à mettre en doute la crédibilité de la totalité des contenus. Pourtant, aussi dommageables soient-elles, les diffamations graves sont marginales. Les wikipédiens ont développé des règles et des outils pour faire disparaître les vandalismes en quelques heures, voire quelques minutes. Et une version allemande expurgée, certifiée « sans vandalisme », devrait être testée.

Les commentaires sont beaucoup plus mesurés chez les éditeurs d’encyclopédies. Louis Lecomte, directeur éditorial chez Universalis et wikipédien occasionnel, juge pour sa part les critiques de la presse exagérées. Pour lui, les deux modèles peuvent coexister. « Universalis est un ouvrage de référence privilégiant les sommités, Wikipédia est très riche sur des sujets qui intéressent les gens, et très réactif, avec parfois de bons articles de qualité encyclopédique. »

Le milieu universitaire et scientifique, déjà déstabilisé par Internet, est partagé. Côté sciences dures, on contribue plus facilement. Côté enseignants, on préfère souvent interdire toute référence Wikipédia aux étudiants. L’instabilité des contenus pose problème. La dilution de l’expertise dans l’anonymat de la communauté inquiète. Et, souligne Laure Endrizzi, ingénieur documentaliste à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP)
[^3]
, « le contrôle éditorial pas seulement partagé, mais aussi démocratique et populaire, est sans doute ce qui remet le plus fondamentalement en cause le modèle traditionnel de validation par les pairs (peer review) » .

Quid des erreurs et de l’amateurisme des articles ? Ils semblent relativisés par plusieurs études, dont celle de la revue Nature [^4]
. Elle a soumis à des experts indépendants 42 paires d’articles scientifiques extraits de Wikipédia et de l’Encyclopedia Britannica . Résultat : 4 erreurs sérieuses et 162 minimes pour Wikipédia, contre 4 sérieuses et 123 minimes dans Britannica . Roy Rosenzweig, historien au Center for History and New Media, a, lui, sélectionné 52 biographies de personnages historiques dans l’American National Biography Online (ANBO, écrite par des historiens). Il a constaté que Wikipédia en traitait la moitié, dans un style parfois verbeux et peu concis, mais n’a relevé que quatre erreurs factuelles mineures. Améliorer Wikipédia passe donc moins par la recension de ses erreurs que par la compréhension de cet objet encyclopédique d’un genre nouveau. Un objet qui est plus que jamais un « ouvrage collectif », tel que l’avait défini Diderot, où la communauté des usagers a remplacé la société de gens de lettres, et Diderot et d’Alembert eux-mêmes. Une partie de ces usagers choisit, rassemble, ordonne et classifie, en un mot édite les connaissances produites par d’autres usagers-experts ou recomposées à partir de sources existantes.

« L’encyclopédisme savant cède la place à un encyclopédisme d’usage » , explique Olivier Ertzscheid. Il est caractérisé par la « babélisation des expertises » et la « dérive des continents documentaires » ­ les savoirs académiques se mélangent à l’actualité du monde et à tout contenu intéressant un nombre suffisant de personnes pour le générer. « Wikipédia doit accélérer le mouvement amorcé en « marquant », en « signant », en utilisant des outils de suivi, d’identification (comme wikiscanner) pour capter et « stabiliser » les nouvelles autorités cognitives à l’oeuvre » , ajoute l’universitaire.

Google et Larousse semblent, eux, bien décidés à capter et à monétiser une part du trafic généré par les savoirs gratuits. Baptisé Knol (pour knowledge ), le projet de Google s’en remet aux auteurs compétents pour choisir, écrire et éditer des « knols ». Il pourra y en avoir plusieurs sur un même sujet, notés par les lecteurs et agrémentés de publicités rémunératrices pour les auteurs. Larousse ouvrira dès le mois de mars son encyclopédie en ligne à des « gens de qualité qui veulent se faire connaître » . « Il n’y aura ni censure, ni intervention de notre part, et tous les articles sur un même sujet seront acceptés , précise Yves Garnier, directeur du département encyclopédies, mais nous ferons une distinction claire entre les contenus Larousse et les autres. »

Mais notoriété ne fait pas autorité. Google et Larousse refusant d’assumer le travail éditorial pris en charge par les wikipédiens, celui-ci est laissé au seul contrôle d’auteurs dont l’expertise et l’objectivité ne seront validées que par eux-mêmes. Pas certain que les utilisateurs y gagnent.

[^2]: Le blog d’Olivier Ertzscheid : .

[^3]: «~L’édition libre et collaborative~», dossier de Laure Endrizzi, .

[^4]: Cette étude a suscité une vive contestation quant aux méthodes et résultats chez Britannica , mais Nature a maintenu ses conclusions.

Société
Temps de lecture : 6 minutes

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