L’exemple italien
Alors que la gauche traditionnelle n’en finit pas de courir vers le centre, une gauche sociale et écologiste tente de se regrouper. Histoire d’un processus encore incertain mais qui répond à l’attente de millions de citoyens.
Un reportage à lire dans notre rubrique **Politique** .
dans l’hebdo N° 989 Acheter ce numéro
Mardi 5 février, 17 heures, palais de Montecitorio (la Chambre des députés italienne) : les dirigeants des quatre partis politiques qui ont accepté de tenter l’expérience plutôt inédite en politique d’une fédération le 8 décembre 2007, sous le nom de La Sinistra-L’arcobaleno [^2], s’enferment dans une petite salle du groupe parlementaire de Rifondazione comunista. Il y a là Alfonso Pecorario Scanio, président des Verdi (les Verts) et actuel ministre de l’Environnement ; Fabio Mussi, coordinateur national de Sinistra democratica [Gauche démocratique], jeune mouvement regroupant la minorité des ex-Démocrates de gauche qui a refusé d’intégrer le Parti démocrate et de fusionner avec les démocrates-chrétiens ; Oliviero Diliberto, secrétaire du Parti des communistes italiens (PdCI) ; Franco Giordano, secrétaire national du Partito della Rifondazione comunista (PRC). Tous les quatre ne se sont plus rencontrés formellement, tous ensemble, depuis cette « Assemblée de la gauche et des écologistes » de décembre dernier à la Foire de Rome, qui s’était conclue par une photo de famille sur l’estrade. Ce jour-là, un vent d’espoir avait traversé une grande partie du « peuple de gauche » italien. Déjà, un mois et demi auparavant, le 20 octobre, un million de personnes avaient répondu à l’appel conjoint du quotidien de la gauche critique transalpine, Il Manifesto , et du journal de Rifondazione, Liberazione , à manifester dans les rues de la capitale italienne afin de peser sur les choix du gouvernement de centre-gauche qui, depuis son entrée en fonction au printemps 2006, subissait les diktats des minuscules composantes centristes de sa très courte majorité parlementaire.
Malgré leur poids électoral dérisoire au niveau national, menaçant sans cesse de retirer leur confiance à l’exécutif dirigé par Romano Prodi, ces quelques parlementaires démocrates-chrétiens ou laïcs libéraux, élus grâce à une loi électorale votée sous Berlusconi et détestée à tel point que l’ensemble de la presse la qualifie du doux nom de « porcellum » (substantif à consonnance latine inventé pour signifier, en gros, « porcherie »), ont empêché la mise en oeuvre de la plus grande part du programme sur lequel la coalition de gauche avait été élue et, pire, parfois imposé l’adoption de mesures franchement contraires aux convictions d’une grande partie des parlementaires de gauche. Deux des exemples les plus flagrants (en totale contradiction avec les engagements programmatiques de la coalition pendant la campagne électorale) étant, d’une part, le retrait du texte instituant l’équivalent du Pacs français, et, d’autre part, le maintien des militaires italiens à l’étranger, que le gouvernement Berlusconi avait envoyés aux côtés des États-Unis, notamment en Afghanistan.
Ces dernières semaines, les tensions au sein de la majorité parlementaire s’étaient encore accrues, même si aucune solution concrète ne semblait pouvoir se dégager, en particulier du fait de la dynamique politique, souvent qualifiée de « course au centre », insufflée par le Parti démocrate, consistant à multiplier les appels du pied vers les franges les plus modérées de l’échiquier politique. Aussi, plusieurs dizaines de députés et de sénateurs à la gauche du PD étaient-ils continuellement réduits à l’impuissance, au nom d’une realpolitik qui leur faisait craindre la chute du gouvernement et un éventuel retour de Berlusconi au pouvoir, ou bien du fait d’un retournement d’alliances au centre, ou d’élections anticipées. Or, in fine , ces deux catastrophes allaient avoir lieu, l’une après l’autre ! Le président de la République a dissous le Parlement le 5 février, et de nouvelles élections auront lieu les 13 et 14 avril.
Le gouvernement Prodi a en effet été mis en minorité sur un vote de confiance au Sénat le 31 janvier dernier, après que plusieurs dirigeants de l’Udeur, petite formation démocrate-chrétienne la plus à droite de la coalition au pouvoir, eurent mis fin à leur soutien, à la suite de leurs mises en examen pour diverses accusations de corruption. La course au centre a donc été la cause de la fin de l’expérience de la gauche au pouvoir depuis mai 2006. En dépit de la grande manifestation du 20 octobre, avec près d’un million de personnes dans les rues de Rome réclamant l’unité des forces à la gauche du Parti démocrate, Gabriele Polo, le directeur d’ Il Manifesto, qui passa plusieurs semaines à organiser ce défilé, semble aujourd’hui assez désabusé face à la situation politique de la gauche transalpine. Néanmoins, pour lui, La Sinistra-L’arcobaleno, même sans parvenir à fortement peser politiquement dans un avenir proche, est une « perspective intéressante, la seule d’ailleurs » qui permette d’entrevoir un avenir à gauche : « Cette journée du 20 octobre a été un vrai succès populaire, mais au bout du compte un cuisant échec politique. Elle aura toutefois prouvé que le « peuple de gauche » souhaite ardemment un nouveau sujet politique unitaire. Rifondazione l’a bien compris et semble vouloir soutenir le processus aussi loin que possible. » Reste que les logiques d’appareil demeurent alors qu’il est nécessaire, selon lui, d’ouvrir au contraire autant que possible en direction de la société civile : « Le problème est que les autres formations, plus petites, ont peur de se faire manger et de disparaître. Si cette fédération se contente de constituer des listes en additionnant les pourcentages de chacun des quatre partis, elle n’obtiendra qu’un tout petit groupe parlementaire divisé et sans poids politique. » Comme Nichi Vendola, président de la Région des Pouilles, très populaire élu de Rifondazione mais plutôt éloigné des appareils (voir entretien, pp. 6 et 7), Gabriele Polo insiste pour que cette fédération soit capable de recueillir les aspirations issues des territoires et les diverses sensibilités de la société civile, dès les prochaines élections. La réunion des dirigeants a en tout cas confirmé le fait de concourir avec des listes communes La Sinistra-L’arcobaleno, emmenées par Fausto Bertinotti, leader historique de Rifondazione.
Mais de quoi est composée exactement cette fédération ? Tout d’abord, devant la demande populaire d’une entité parvenant à dépasser les divisions, les deux principales composantes de la famille communiste, éclatée depuis près de dix ans, y ont engagé leur rapprochement : le (petit) Parti des communistes italiens, au style souvent assez dogmatique très « Troisième Internationale », semble répondre à la forte pression de la base pour des retrouvailles avec le PRC. Pour sa part, celui-ci a depuis plusieurs années lancé des signes d’ouverture en direction des mouvements féministes, pacifistes, écologistes ou altermondialistes. Quant aux Verdi, ils ont, après quelques hésitations, répondu positivement à l’invitation à travailler à la construction d’une fédération, forme organisationnelle à laquelle ils tiennent particulièrement. Mais c’est surtout l’arrivée, à gauche du Parti démocrate, de Sinistra democratica, scission des Démocrates de gauche refusant la dilution des identités dans un bien fade Parti démocrate, qui a constitué pour Rifondazione qu’il faut bien considérer comme l’élément moteur de cette fédération en devenir le signe de l’ouverture d’un espace des possibles, à investir politiquement (cf. pp 7-8, sur les dynamiques internes à chacun des quatre partis politiques intégrant La Sinistra-L’arcobaleno). Transposé dans la vie politique française, c’est un peu la coalition des refondateurs communistes, d’un autre courant, plus conservateur, du PCF, des Verts et d’une gauche socialiste (disons Mélenchon) qui aurait rompu avec le PS.
Les tractations entre ces partis politiques se sont donc fortement accélérées entre la manifestation du 20 octobre et « l’assemblée générale » du 8 décembre. Mais l’« Appel » à participer à cette dernière a reçu également les réponses positives de diverses émanations de la société civile, dont il faut signaler, entre autres, plusieurs composantes du mouvement féministe transalpin, plusieurs associations homosexuelles, divers mouvements environnementalistes, ainsi que l’« Association pour une gauche unie et plurielle de Florence », dirigée par l’historien anglo-italien Paul Ginsborg, spécialiste de l’Italie de l’après-guerre, enseignant à Florence. Ces ralliements à la fédération « arc-en-ciel » traduisent sans aucun doute la très forte volonté d’une bonne part de la « gauche du pays réel » de voir se renforcer un tel processus.
L’association de l’universitaire florentin demande ainsi, dans un « Appel » publié par Il Manifesto dimanche dernier, « l’ouverture immédiate d’une phase constituante de La Sinistra-L’arcobaleno » , qui est, selon elle, « la seule voie possible pour développer un sujet politique unitaire et pluriel à gauche, capable de s’opposer au dessein, désormais parfaitement clair, du Parti démocrate de marginaliser la gauche » . Et de viser à la fois à la mise en place, au plus vite, d’un véritable « comité national », en mesure de répartir les candidats à proposer aux électeurs lors du vote du 13 avril prochain selon un critère d’appartenance politique et un critère territorial, et à l’organisation d’une campagne d’adhésions directes à La Sinistra-L’arcobaleno.
Une grande partie des discussions sur ce processus devra donc porter sur la question de l’organisation et des structures de la nouvelle entité. Fédération ? Nouveau parti ? Forme intermédiaire encore à définir ? La voie sera certainement longue, mais la conquête (dialectique) de l’espace politique laissé béant par la dérive toujours plus « centriste » du centre-gauche constitue sans aucun doute un exemple à observer de près, pour qui, chez ses voisins, reste convaincu qu’une gauche sociale et écologiste, critique, ne se résignant pas quant à la nécessité de trouver des réponses aux contradictions de la société de marché et de l’hégémonie néolibérale, a le devoir de se réinventer. Quelle qu’en soit la forme.
[^2]: Litt. « La Gauche-L’arc-en-ciel », cf. Politis n° 980, 13 déc. 2007.