Redacted : La politique d’un auteur

Inspiré d’un fait réel, « Redacted », de Brian de Palma, relate le viol et le massacre
d’une jeune Irakienne par des soldats américains. Mais, au-delà de la condamnation
des crimes de guerre, son véritable objectif est d’interroger le cinéma.

Christophe Kantcheff  • 21 février 2008 abonné·es

Qu’est-ce que le cinéma?» , s’interrogeait le critique André Bazin. Plus que pour y répondre, Bazin a usé de cette question pour relancer sans cesse son approche d’un art qu’il qualifiait d’ «impur» , c’est-à-dire perméable, accueillant et disponible aux bouleversements. C’est le propre d’un art, dira-t-on. Mais parce que son histoire n’a qu’un peu plus d’un siècle, et que le rôle de l’argent et du commerce y est plus important qu’ailleurs, les tenants de canons rigides essentialisant le cinéma restent crédibles.

Illustration - Redacted : La politique d’un auteur


Le cinéaste oppose aux images redacted, « revues et corrigées », de nouvelles sources « brutes ». DR

Ceux-là seront déroutés par Redacted . De plus, si le nouveau film de Brian de Palma n’est pas vu avec cette question en tête ­ «Qu’est-ce que le cinéma?» ­, le risque est que le spectateur n’en retienne que son aspect le plus immédiat: la critique âpre de la présence américaine en Irak. Et qu’il se demande même, en tant que spectateur de France, où la question est réglée depuis longtemps, pourquoi une telle insistance sur le désastre que l’occupation états-unienne constitue maintenant aux yeux de tous.

Certes, le film, inspiré d’un fait réel, raconte les circonstances dans lesquelles des soldats américains ont violé et massacré une jeune Irakienne chez elle, à la nuit tombée. Mais, au-delà de la condamnation des crimes de guerre, déjà formulée par Brian de Palma en 1989 dans Outrages , à propos du Vietnam, film de facture classique, le véritable objectif de Redacted est d’interroger le cinéma.

Qu’y voit-on exactement? Des images de caméras DV prises par un petit groupe de militaires chargés de surveiller un poste de contrôle, dont l’un d’eux tient de cette manière son journal; des images de reportages télé; celles de caméras de vidéosurveillance placées à l’entrée de la base américaine; d’autres encore issues d’Internet: blogs de soldats, tchats avec leurs proches aux États-Unis, ou sites divers… Ce ne sont pas des documents au sens strict ­Brian de Palma les a reconstitués­ mais, pour l’essentiel, le cinéaste en a trouvé les originaux en surfant sur la Toile, en particulier sur YouTube.

Le cinéaste oppose aux images redacted , «revues et corrigées», desquelles «toute information sensible a été effacée» , ces nouvelles sources «brutes» et à disposition de tous. Il y a du Noam Chomsky chez ce de Palma-là, qui dénonce les omissions des médias officiels manipulateurs d’opinion. Un épisode sur les journalistes «embarqués» (embedded ) dans une mission de «sécurisation» montre comment ils se font congédier par les militaires dès que ceux-ci le désirent. Redacted parodie même un reportage type «Envoyé spécial» ­en français s’il vous plaît­ où, sur la Sarabande de Haendel, qui rappelle le Barry Lindon de Kubrick, les soldats américains surveillant leur barrage sont filmés comme chez Sergio Leone, alors qu’un commentaire débilitant loue leur sang-froid. Mais ­on le savait déjà­ Brian de Palma n’est pas Michael Moore, pour qui reprendre l’esthétique de Fox News (effets grossiers, exhibition de la douleur des victimes, mise en vedette de sa personne…) pour dévoiler «la vérité» est une démarche naturelle.

Ainsi, Redacted revendique clairement son statut fictionnel et son caractère fabriqué. Même s’il l’a fait en partie à cause de contraintes juridiques, Brian de Palma a dû réécrire, recomposer, bref réinventer à partir des documents qu’il avaient vus. Les séquences entre jeunes soldats, surtout dans leurs dortoirs, se succèdent comme autant de petites scènes de théâtre, où ils se montrent diserts, expansifs, insouciants. Il y a même un côté farce dans toute cette histoire, une tragi-comédie prête à basculer d’un côté ou de l’autre à tout instant. La paranoïa des militaires, au milieu des Irakiens vaquant à leurs occupations quotidiennes, les rend ridicules jusqu’à ce qu’elle déclenche chez eux une panique meurtrière. Leur immaturité de gosses gâtés, capables de se disputer dans les rues pour du chocolat, peut aussi causer leur perte, puis se retourner, chez certains, en bêtise bestiale et funeste.

Ainsi, on aurait tort de voir en Redacted la consécration du spontanéisme des images ou un avis de décès du cinéma résigné, fasciné par les nouveaux moyens de communication, Internet en particulier. Il s’agit absolument du contraire. Redacted est un film-concept, dont l’audace résonne avec celle dont a fait preuve, par exemple, Abbas Kiarostami avec Ten . Intégrant de nouveaux dispositifs d’images a priori sans auteur (vidéosurveillance, caméra d’ordinateurs ou anonymat du preneur de vues), le cinéma se renouvelle par la capacité d’invention de grands cinéastes. Il n’est pas anodin qu’à la Mostra de Venise, où Redacted a été présenté en septembre dernier, Brian de Palma, outre le Lion d’argent, se soit vu remettre le prix de la meilleure mise en scène. La patte du cinéaste y est effectivement, et paradoxalement, remarquable.

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