Dans la gueule du loup
Le gouvernement a déposé un projet de loi élargissant le recours aux partenariats public-privé. Dans un contexte de réduction budgétaire, les syndicats redoutent une offensive du privé sur l’ensemble des services publics.
dans l’hebdo N° 992 Acheter ce numéro
Chaînes de télévision, télécoms, routes et bâtiments ne lui suffisaient pas. Bouygues aura désormais ses prisons. Le 19 février dernier, le bétonneur signait, via une société de projet ad hoc, un contrat de partenariat public-privé (PPP) avec le ministère de la Justice. À la clé, pour le géant du BTP, la conception, la construction et le financement de trois nouveaux centres pénitentiaires. Mais aussi l’entretien et la maintenance des sites ainsi que les prestations de service à la personne : restauration, formation professionnelle et travail des détenus. En échange, l’État versera à la multinationale un loyer annuel de 48 millions d’euros sur 27 ans. « Le PPP a trois qualités essentielles , se félicitait Rachida Dati lors de la cérémonie de signature avec Yves Gabriel, le PDG de Bouygues Construction. Il réduit les délais de construction […], il diminue le coût global […], il confie au secteur privé des responsabilités qu’il sait parfaitement assumer. L’État bénéficie ainsi d’un meilleur rapport qualité-prix. » Quand « les caisses sont vides » et que les prisons débordent, l’alliance avec le privé est-elle la solution miracle pour sauver le service public ?
Hopitaux, collèges, centres pénitentiaires, rien n’échappe aujourd’hui aux appétits du secteur privé. ROBINE/AFP
Pour le gouvernement, l’affaire est entendue. Quelques jours avant la contractualisation des « prisons Bouygues », Christine Lagarde faisait adopter en conseil des ministres un projet de loi inspiré par le très libéral Hervé Novelli, visant à élargir les possibilités de recours aux contrats de partenariat réservés aux projets « urgents » et « complexes ». Car mis à part la gestion de l’eau, l’éclairage public et le traitement des déchets, l’État et les collectivités territoriales leur avaient préféré jusque-là d’autres formes de collaboration avec le privé, comme la délégation de service public ou la passation de marché public. L’assouplissement des critères d’attribution des PPP voulu par Nicolas Sarkozy et appelé de ses voeux par Jacques Attali dans son fameux rapport pourrait désormais étendre leur champ d’action à l’amélioration des conditions de vie des étudiants, la construction et la maintenance des logements professionnels de la police et de la gendarmerie, ou encore aux établissements publics de santé.
Alors, dans le contexte actuel de réduction budgétaire de la fonction publique, les syndicats redoutent l’explosion des PPP, synonyme selon eux d’une offensive du privé sur l’ensemble des services publics. Reste que la multiplication de ces partenariats est bel et bien programmée, et ce, dans tous les secteurs : rénovation de l’Institut national des sports et de l’éducation physique (Insep), construction de l’hôpital Sud Francilien, réhabilitation de la prison de la Santé, extension du centre universitaire de Clignancourt, réalisation du contournement ferroviaire Nîmes-Montpellier, etc.
En septembre 2007, les élèves de Villemandeur (Loiret) faisaient leur rentrée dans le premier collège entièrement financé par un PPP, conclu entre le conseil général et une filiale du Crédit agricole. Un établissement « pilote » qui, avant même d’avoir fait l’objet d’un bilan à moyen terme, fait déjà des émules dans la région. Au grand dam d’Antoine Tresgots, secrétaire départemental de l’Unsa Éducation : « Il y a quelque chose de choquant à penser que l’école publique se retrouve dans les murs du privé ! Avant, on pensait que le personnel de cantine ou d’entretien faisait partie de l’équipe éducative. Ce n’est plus le cas à Villemandeur, où les techniciens et ouvriers de service ont été remplacés par des salariés du secteur marchand, moins bien formés et précarisés, sur lesquels le chef d’établissement n’a plus aucune autorité. » Car le problème est bien de savoir qui, du public ou du privé, aura le dernier mot dès lors que les contrats sont établis sur plusieurs décennies. « Avec les contrats de partenariats, les élus locaux vont perdre la maîtrise de leurs équipements. Les PPP ne sont soumis à aucun contrôle démocratique, et cela va changer la manière dont le service public va être rendu. Ils posent un problème d’éthique, car les services publics existent pour répondre aux besoins fondamentaux des citoyens, et ne peuvent donc pas être sources de profit » , estime Lise Bouveret, responsable de l’activité « Europe » de la fédération CGT des services publics.
La prison, l’hôpital, les transports ou la santé seraient-ils devenus rentables ? Visiblement, oui. Puisque, de Bouygues à Vinci en passant par Eiffage, ce sont toujours les mêmes qui raflent les appels d’offres. Et gardent la main sur ce marché juteux duquel les PME, incapables d’investir dans des projets de construction qui se comptent en milliards d’euros, sont exclues de fait… Reste à savoir ce qui se passera lorsque le privé devra faire face à des difficultés financières ou quand les marges bénéficiaires ne seront plus suffisantes.
La réponse se trouve peut-être à l’étranger. Au Royaume-Uni, pays précurseur des programmes de PFI ( Private Finance Initiative , l’équivalent des PPP français), les exemples édifiants ne manquent pas. En 2005, le plus grand syndicat du pays s’insurgeait ainsi contre « l’impact dévastateur pour la santé » de la privatisation de la restauration scolaire. Notant que, dans une école sur trois, les entreprises à l’affût de chaque penny n’avaient pas construit de cuisine propre, l’Unison pointait l’accroissement des risques d’obésité et de maladies cardiaques… Forcément, les légumes frais coûtent cher ! Même discours de l’autre côté de l’Atlantique. Au Québec, l’Institut national de recherche scientifique a publié un rapport [^2] très critique sur le recours aux PPP : « une mauvaise solution à un problème inexistant » , dont la seule utilité serait « d’ouvrir de nouvelles occasions d’affaires aux investisseurs » . Et d’ajouter que « les sommes à verser chaque année au promoteur sont, de toute façon, plus ou moins du même ordre de grandeur que le seraient les remboursements annuels d’un emprunt municipal contracté pour un projet classique ». À bon entendeur…
Pourtant, pour le moment, les pourfendeurs français des PPP ont du mal à faire entendre leur voix. Parce qu’à court terme, ceux-ci arrangent tout le monde en offrant notamment l’avantage non négligeable à l’État et aux collectivités de ne pas faire figurer le montant des loyers versés sur les budgets d’investissement. Et Lise Bouveret d’ironiser : « La philosophie des PPP, c’est « après moi le déluge ! ». » Espérons que les services publics résistent au moins jusque-là.
[^2]: Les partenariats publics-privé et les municipalités, INRS-Urbanisation, Culture et Société: .