Konop

Bernard Langlois  • 6 mars 2008 abonné·es

Il ne se passe plus de jour sans que la radio me réveille sur les mots « Shoah » , « enfants » et « devoir de mémoire » . Un peu plus tard dans la matinée, je prends connaissance des journaux, et il est assez rare de ne pas y trouver au moins un gros titre comportant le mot « juif » . Le soir, il y a des débats à la télé, et le même sujet revient, encore et toujours.

En plaçant le martyr juif au centre d’un culte imposé à la société tout entière, on retrouvera vite la figure du juif coupable.

Relisez lentement ce paragraphe introductif, je vous prie, et demandez-vous si je ne suis pas tombé sur la tête de provoquer ainsi tous les farouches gardiens du temple en faction à chaque créneau médiatique : l’accusation d’antisémitisme vous tombe dessus pour bien moins que ça.

Mais non, je ne suis pas fou, ni suicidaire, seulement distrait : j’ai oublié les guillemets. Ce brûlot n’est pas mien, c’est une citation de la dernière chronique de Guy Konopnicki dans Marianne [^2]. Konopnicki n’est pas suspect de renier quoi que ce soit de son identité juive, de ses racines, ni des atrocités subies par son peuple : « Bien avant que l’on ordonne aux instituteurs de s’en mêler, je savais tout de deux enfants déportés […] *, ils étaient mes cousins. »* Par ailleurs bien français, limite franchouillard qui ne raterait pas un tiercé-quinté plus, parigot-tête-de-veau nostalgique du Paname de son enfance de titi, et ex-stalinien repenti tourné républicain farouche : un type plutôt sympa somme toute (je dis ça sans le connaître vraiment, juste pour le lire régulièrement).

Et donc, dans la France d’aujourd’hui, le juif Konop écrit dans sa gazette ce que le goy Langlois ne pourrait écrire dans la sienne sans qu’on lui tombe sur le râble. C’est comme ça !

INVITÉ D’HONNEUR

La polémique née du projet racoleur de Sarkozy devant ses commensaux du Crif est donc retombée dès lors qu’il n’en a plus été question en l’état : faire porter à un gamin de 10 ans le poids trop lourd d’un petit martyr juif qu’il aurait dû, en quelque sorte, adopter post mortem .

Mais une controverse chassant l’autre, on dispute aujourd’hui du choix, par le Syndicat national de l’édition, d’Israël comme invité d’honneur au Salon du livre, au moment où est célébré le soixantième anniversaire de la naissance de l’État hébreu. Les organisateurs ont beau se défendre d’avoir sciemment fait le lien entre ceci et cela ( « Ce n’est pas Israël que nous invitons, mais la littérature israélienne, qui est une littérature dynamique, d’une immense richesse ! » ), ils peinent à convaincre de leur bonne foi, et notamment le monde littéraire arabo-musulman, qui, du coup, appelle au boycott du Salon. S’il serait en effet ridicule de nier la qualité de bon nombre d’écrivains israéliens ­ Grossman, Appelfeld, Amos Oz… ­, il est tout aussi délicat de faire l’impasse sur le caractère politique de l’événement, d’autant que l’inauguration aura lieu (le 13 mars) en présence des présidents respectifs de la République française et de l’État d’Israël (Shimon Pérès) : on peut douter du caractère purement littéraire des discours qui seront tenus en la circonstance (surtout qu’on compte bien sur notre président plouf-plouf pour quelque nouvelle provocation plus ou moins volontaire).

Comme quoi il est vain de penser faire du champ culturel, et de la littérature en particulier, un domaine préservé qui échapperait aux tensions de la géopolitique (ce n’est pas une découverte).

«HIVER CHAUD»

Cette distinction accordée à Israël tombe plus mal encore au regard des massacres auxquels se livrent les forces armées de cet État contre la population claquemurée dans cette prison à ciel ouvert qu’est la « bande » de Gaza. Lundi après-midi 3 mars, l’opération « Hiver chaud » avait déjà fait une centaine de morts en cinq jours, la plupart civils, et l’on ne compte même plus les blessés. C’est ce que la « communauté internationale » appelle un « usage disproportionné et excessif de la force » . Comme d’habitude, on fera quelques remontrances de principe, et Mme Rice viendra faire ses gros yeux à Jérusalem.

On me dira que les organisateurs du Salon du livre ne pouvaient prévoir cette brusque poussée de barbarie israélienne ; et que, d’autre part, certains des écrivains israéliens invités à Paris sont connus comme des hommes de bonne volonté, partisans du dialogue et de la paix avec le peuple palestinien. À la première objection, je répondrai que si, bien sûr, on pouvait prévoir : que dans une domination coloniale qui dure depuis un demi-siècle, la barbarie est la règle, que seule la forme qu’elle épouse est sujette à variations et que la responsabilité en incombe entièrement au colonisateur. Israël devrait être depuis longtemps au ban des nations, comme le fut en son temps l’Afrique du Sud de l’apartheid. À la seconde objection, je répondrai par cette autre citation, tirée du même hebdomadaire, extraite de l’article de Guy Sitbon, qui chronique le dernier essai de Régis Debray, Un candide en Terre sainte (Gallimard). Un jugement qui, là encore, passe mieux sous la plume d’un juif que sous celle d’un gentil… Voici ce qu’écrit Sitbon : « Debray n’a pas de goût pour le prêchi-prêcha des bons Samaritains et des belles âmes qui se démènent pour une juste paix. Tout ce bazar n’est que mensonge et hypocrisie. La vérité, c’est qu’Israël ne veut pas du partage, qu’il est en train de grignoter la Palestine patiemment, mètre après mètre, chèvre après chèvre, et il ne restera aux Arabes pas même les yeux pour pleurer. Lui, en sa qualité de « chrétien athée » a le devoir de se mouiller, de prendre parti. Son camp est celui des Arabes, celui des plus faibles. Et il prévient Israël : vous gagnez par les armes, mais la vague humaine vous submergera. »
[^3]

Par quelle étrange cécité est-il encore des gens de bonne foi qui n’ont pas compris cela ?

LES IDES DE MARS

« Mars qui rit malgré les averses/prépare en secret le printemps. » Voilà deux octosyllabes qui sont dans toutes les mémoires, non ? Mais ce ne sont que les troisième et quatrième vers de la première strophe du poème
[^4]. Et si je vous demande quels sont les deux premiers ?

Les voici : « Tandis qu’à leurs oeuvres perverses/Les hommes courent haletants… » Ne pas perdre de vue en effet que ce mois sympa comme tout qui, entre deux giboulées, « repasse des collerettes et cisèle des boutons-d’or » , doit son nom au dieu de la guerre ! Ses ides (autrement dit sa mi-temps) ont vu jadis tomber le grand César ; notre tout petit César à nous qu’on a (NTPCNQA) a encore tout à craindre du 16 de ce mois-ci, quand au soir de la bataille on relèvera les morts des municipales (et des cantonales). Déroute annoncée ­ un peu trop peut-être ? ­ des troupes majoritaires au profit du Parti solférinien. Pour être encore féroces, nos batailles politiques ne sont plus sanguinaires, en général et dans les zones tempérées. Celle qui se livre les deux prochains week-ends n’a pas vocation à détrôner notre président plouf-plouf (ou, si vous préférez, pschitt-pschitt ?), qu’on n’a pas fini de devoir supporter. Il risque tout de même de sortir de l’épreuve en charpie, plus encore qu’il ne l’est déjà, ce qui augure mal de sa présidence européenne.

Quand même un Léotard prédit que « ça va mal finir »

PARUTIONS

Beaucoup de retard dans la recension des livres reçus (pardon aux auteurs, que je remercie au passage). Rattrapage (partiel !).

­ Catégorie essais : Guillaume Duval, rédacteur en chef de l’excellent mensuel Alternatives économiques , se et nous pose une trentaine de questions sur des thèmes très actuels (comme celle qui donne son titre au livre : Sommes-nous des paresseux ? On ne cesse de nous seriner, n’est-ce pas, que nous ne bossons pas assez…), auxquelles il s’efforce de répondre avec un louable souci de clarté. Démontage efficace de pas mal d’idées reçues ­ avec en prime un pratique répertoire des sources pour qui veut approfondir [^5]. Spécialiste reconnue des rapports Nord-Sud, et en particulier de la condition féminine au Maghreb, l’agrégée d’histoire Sophie Bessis traite d’un sujet délicat et passablement explosif : les Arabes, les femmes, la liberté . Question : « Les femmes peuvent-elles être les opératrices de cette modernité arabe qui n’en finit pas de se chercher ? […] Les jeux ne sont pas faits [^6]. » Des dérives de L’Arche de Zoé à celles de la loi Dati sur la « rétention de sûreté » en passant par le projet mort-né du parrainage des enfants de la Shoah, qui peut nier que l’époque a tendance à porter son coeur en bandoulière ? Ce déferlement des bons sentiments fait-il une bonne politique ? Non, répond la philosophe Myriam Revault d’Allonnes dans l’Homme compassionnel , qui dénonce « une démocratie dévoyée » et « une morale substitut » de l’éthique de conviction chère à Max Weber [^7]. Ce qui n’invalide pas, bien au contraire, la compassion vraie quand elle ne prétend pas remplacer l’exercice de la justice ni tenir lieu d’action publique ; à preuve ce témoignage d’un futur confrère, étudiant, qui a voulu partager pendant quelques semaines la vie des migrants clandestins échoués à Calais, cinq après que Sangatte a fermé sans que rien n’ait changé. Ils continuent de rêver : Tomorrow England ! [^8].

­ Catégorie romans : spécial copinage pour les livres de deux copains creusois (pas de ma faute si j’ai des amis talentueux !). De Jean-Marie Chevrier, Un jour viendra où vous n’aimerez plus qu’elle : la soixantaine, médecin, Maximilien ne se fait guère d’illusions quand son confrère radiologue lui découvre deux taches sombres aux poumons. Il va refuser la chimio et faire le choix d’attendre la mort, quitte à l’aider un peu quand le moment sera venu, dans la maison qu’il vient de faire construire dans les monts proches de Guéret, sa région d’origine. La vie va lui faire le beau cadeau d’un dernier amour, Anna, et « la compagnie d’un dieu » , une antique statuette de Mercure découverte au fond du jardin lors de l’arrachage de souches de chênes. Roman grave sans jamais être morbide, et d’une langue superbe [^9]. Très différent, moins maîtrisé, mais qui se laisse lire sans déplaisir, ce Square des petites lunes où fut retrouvé, lors de la grande canicule de l’été 2003, le corps de Roger Rivas : un de ces 66 morts « non-réclamés » dont les journaux publient la liste macabre. Le héros de Daniel Taboury est journaliste dans une station régionale de Radio France, en Limousin. Lui aussi s’appelle Rivas, Luc Rivas. Ce mort parisien, son homonyme, se pourrait-il qu’il soit cet oncle disparu qu’il n’a jamais connu, ce secret de famille enfoui dont on a tout oublié au village de son enfance ? Luc va mener l’enquête, percer le mystère, éviter au défunt le carré des indigents et même, pourquoi pas ?, au fil de sa quête improbable, trouver l’amour !

Elle est pas belle, la vie en Creuse ? [^10]

[^2]: Sous le titre: «Oubliez un peu les petits», Marianne du 1er mars.

[^3]: «Compliqué, l’Orient ?, Lisez Debray…», par Guy Sitbon, Marianne du 1er mars.

[^4]: «Premier sourire de printemps», in Émaux et Camées, Théophile Gautier, 1852.

[^5]: Sommes-nous des paresseux ?… et 30autres questions sur la France et les Français, Seuil, 230p., 15 euros.

[^6]: Les Arabes, les femmes, la liberté, Albin Michel, 170p., 14 euros.

[^7]: L’Homme compassionnel, Seuil, 105p., 10 euros.

[^8]: De Cédric Domenjoud, Le Point sur les i, 158p., 15 euros.

[^9]: Un jour viendra…, Albin Michel, 247p., 16 euros.

[^10]: Square des petites lunes, Autre Vue, 190p., 15 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 10 minutes