« La société devient elle-même criminelle »

Un rapport d’étape sur l’évasion fiscale doit être présenté d’ici au mois de juin par la Commission européenne. Mais les membres de l’Union apparaissent toujours divisés. Entretien avec le journaliste Denis Robert.

Jean-Baptiste Quiot  • 13 mars 2008 abonné·es

Peut-on estimer le montant des sommes qui ?s’évadent dans les paradis fiscaux ?

Denis Robert : Par essence, aucun chiffrage précis ne peut être opéré, puisque les valeurs qui y sont placées sont cachées. La presse évoque le chiffre de 1 000 milliards d’euros. On est malheureusement loin du compte. Les listings de Clearstream [^2] peuvent donner une indication. La multinationale est l’une des pompes qui alimentent ces paradis fiscaux. 41 figurent dans les listes. Quand on sait que la firme a annoncé 11 000 milliards d’euros de dépôts pour 2007 et que près du tiers de ses comptes sont ouverts dans des paradis fiscaux, on peut donc avancer qu’on est plus proche de 5 000 milliards d’euros que de 1 000 conservés par la seule Clearstream dans les paradis fiscaux. Euroclear, l’autre chambre de compensation, a aussi des comptes ouverts dans ces paradis. Et je ne parle pas des banques qui utilisent d’autres réseaux. Nous sommes donc à coup sûr au-delà des 10 000 milliards. Comme il n’y a aucune volonté de contrôler, c’est sans doute beaucoup plus important. Cette gigantesque fraude explique l’assèchement des économies, mais aussi la montée du chômage et la pauvreté.

Illustration -    « La société devient elle-même criminelle »


«La multinationale Clearstream est l’une des pompes qui alimentent les paradis fiscaux.» VERHAEGEN/AFP

Avec les politiques d’«attractivité fiscale», est-ce que les États ne justifient pas idéologiquement l’existence des paradis fiscaux ?

Guy Debord expliquait déjà en 1969 qu’il n’y a plus d’un côté une économie blanche et de l’autre une économie noire. L’économie est grise. Ce n’est plus d’un côté la mafia et de l’autre l’État : la société devient elle-même criminelle. Les mafias adoptent les méthodes des sociétés commerciales avancées, et, inversement, ces dernières sont devenues mafieuses, pas au sens du crime de sang mais des crimes d’argent. Les États qui laissent faire sont de fait complices. Les banques et les multinationales qui émargent vers ces paradis sont à l’origine des dérives. Une entreprise comme Unilever, par exemple, qui licencie énormément, rince ses actionnaires en passant par des paradis fiscaux. C’est ce qui s’est passé avec Enron aux États-Unis, avec en plus une tricherie sciemment organisée. Et la complicité d’auditeurs. Idem pour Siemens, qui est empêtré dans un gigantesque scandale de corruption en Allemagne.

Tous ont des comptes à Clearstream?

Oui.

On trouve des sociétés françaises aussi?

Rivunion, la banque noire d’Elf, avait un compte à Clearstream.

Existe-t-il une solution pour lutter contre ces paradis fiscaux?

Une fois que l’argent est caché dans les paradis fiscaux, il n’y a pas grand-chose à faire, à moins de corrompre un agent. Le seul moment où l’information peut être captée, c’est pendant le temps du transfert des fonds. Il est possible de retracer les itinéraires financiers, mais l’information financière est aujourd’hui hyperconcentrée. Trois organismes en Europe concentrent cette information. Swift, en Belgique, qui fait du routing financier, c’est-à-dire des ordres de transfert de fonds. Si vous louez une voiture avec une carte bancaire au Maroc, cela passe par Swift, qui enregistre et finalise plusieurs millions d’opérations par jour. Puis il existe deux chambres de compensation internationales : Euroclear à Bruxelles et Clearstream au Luxembourg. Comme on met des gendarmes sur les autoroutes, il faudrait contrôler ces trois réseaux autoroutiers de la finance. Or, actuellement, ces outils sont peu ou mal contrôlés.

Les gouvernements européens parlent de lever le secret bancaire des paradis fiscaux…

Le secret bancaire, c’est un mot fourre-tout. Ces paradis sont d’abords judiciaires et ensuite bancaires. Par exemple, en 1991, en Suisse, une loi a obligé les banques à mettre des ayants droit économiques en ouverture de comptes, c’est-à-dire des personnes responsables de leurs placements. Cela ne suffit pourtant pas, s’il n’y a pas d’adéquation avec le système judiciaire.

Dans la même période, le procureur général suisse, Bernard Bertossa, a été élu et a développé l’entraide judiciaire entre les pays. La loi et cette élection ont permis à toutes les grosses affaires qu’on a connues en France, en Italie, en Espagne, de sortir. S’apercevant de cela, et des fuites de capitaux que cela occasionnait, surtout vers le Luxembourg, le lobby bancaire suisse a oeuvré pour remettre en place à la tête du parquet de Genève un magistrat plus docile. Le secret existe à nouveau de fait à Genève.

Qu’en est-il de la responsabilité de l’Union européenne, alors que celle-ci concentre un grand nombre de ces paradis fiscaux?

La responsabilité de l’Union européenne est totale. Le Luxembourg mais aussi Londres et les îles anglo-normandes restent des zones de non-droit. Des centaines de multinationales ont leur siège au Luxembourg, le paradis des holdings. Sur ces questions, les relais et les pressions politiques manquent. La bonne nouvelle vient en ce moment d’Allemagne, où Angela Merkel n’a pas hésité à s’attaquer à ce dossier explosif en employant les mêmes méthodes que les criminels. Elle a fait une chose que les socialistes français n’ont jamais osé faire. Quant à Nicolas Sarkozy, il se contente de communiquer sur la lutte contre le « capitalisme financier », sans entreprendre la moindre démarche dans ce sens, prisonnier qu’il est de ses amis. Nous avions lancé avec Bertossa et Van Ruymbeke un appel dans ce sens en 1996 à Genève. Douze ans de promesses et au final, rien.

Et une enquête sur Clearstream?

Quand mon premier livre est sorti, 80 députés européens ont demandé une enquête parlementaire. C’était la seule solution pour que Clearstream soit obligé d’ouvrir un peu ses comptes. Mais le lobby bancaire a fait son travail. C’est le commissaire européen Fritz Bolkenstein, alors méconnu, qui a rejeté cette proposition, au prétexte que le Luxembourg était un État souverain. C’est n’importe quoi. On a appris depuis qu’il était à la fois au conseil de surveillance de la banque russe Menâtes et salarié de Sel. Deux bons clients de Clearstream.

Il semble plus facile de s’attaquer à un journaliste qui dénonce cette situation…

J’ai 18 procédures en ce moment contre moi, principalement des plaintes en diffamation de Clearstream. Je suis aussi mis en examen pour recel d’abus de confiance et de vol dans cette pitoyable histoire de corbeau, alors que je n’ai rien fait d’autre que mon travail de journaliste. La publication de mon dernier livre a débloqué l’instruction, dédouané Sarkozy et Clearstream. Et en raison de cette publication, on me met en examen pour avoir recelé des listes de comptes cachés qui montrent, entre autres, les investissements dans les paradis fiscaux. Je suis poursuivi alors que j’ai été un des premiers à lutter contre ces crimes financiers. C’est toute l’hypocrisie de ce système [^3].

[^2]: Clearstream est une chambre de compensation internationale basée au Luxembourg, spécialisée dans l’échange de titres. Ses clients sont des banques et des institutions financières.

[^3]: Denis Robert publie un nouveau livre sur ces sujets le 4 avril : Une affaire personnelle, Flammarion.

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