Le Larzac bulgare

À Irakli, sanctuaire naturel d’espèces rares au bord de la mer Noire,
les convoitises de promoteurs immobiliers ont provoqué l’émergence d’une conscience écologiste en Bulgarie.

Vlady Nicolov  • 13 mars 2008 abonné·es

Et Bruxelles a tapé du poing sur la table, menaçant de suspendre tous les fonds structurels destinés à la Bulgarie si Sofia persistait à abandonner Irakli aux appétits des promoteurs. Irakli, c’est l’un des derniers territoires sauvages du littoral de la mer Noire, un sanctuaire d’espèces rares, notamment dans des zones de marécages uniques, en partie protégé par son inclusion dans le réseau européen Natura 2000. Sofia a obtempéré~: les promoteurs ont été condamnés à une amende de… 10 000 euros, le prix de 5 m2 à Irakli. Les fautifs ont promis de planter 21 arbres à titre de compensation. Et les constructions ont repris.

Illustration - Le Larzac bulgare


Des militants brocardent la justice bulgare, qui a autorisé en 2006 des promoteurs à construire dans le parc naturel de Strandja. WWF/Andreas Beckmann

Jusqu’alors vierge, Irakli est un lieu à part, presque « mystique », rejoint chaque été « par des gens cultivés, des libres-penseurs, explique un des premiers militants écolos, Misho Dimov, DJ-animateur à RFI Bulgarie. On y est en symbiose avec la nature, loin de la logique capitaliste : on vit à Irakli, des mois durant, sans rien payer à personne. Dans un monde où tout est argent, nous sommes des outsiders subversifs ».

En 2006, le projet de la société bulgare Swiss Properties de construire un « village touristique » à proximité de la plage propulse le lieu dans l’actualité. Le prix des terrains grimpe, les petits propriétaires locaux voient la fortune leur sourire. Alors les promoteurs les « lâchent » contre les défenseurs de l’esprit du lieu, saccageant et incendiant leurs campements. Irakli devient un Larzac bulgare.

Les premiers militants sont bientôt rejoints par de nombreux jeunes, indignés par d’autres projets du même genre, comme dans le parc naturel de Strandja. Soutenus par des ONG, ils organisent des actions, comme ces défilés à reculons (image des reculades du gouvernement), allument des feux devant les édifices de Sofia ou, pour la Saint-Valentin, organisent le plus grand « baiser écolo » . Pendant les « 24 heures de musique pour Irakli », des DJ jouent devant 3 000 personnes. Souvent des jeunes gens rangés, pas forcément anars ni même « alters ». « Éveillés, excédés, ils veulent le faire savoir » , estime Albena Pino, journaliste à Dnevnik *. « C’est l’émergence d’une société civile où les individus ne sont pas que* chalga ([[
Musique folk pop balkanique «orientalisante» qui érige la vulgarité en style de vie.]]), eau-de-vie et
mezze » , souligne Konstantin Ivanov, de WWF Bulgarie. Ils dépassent la « gueule de bois » d’un fatalisme oriental bien ancré, mâtiné de post-socialisme ­ « rien ne dépend de moi » . Ici, pour la première fois, au-delà d’actions collectives jusque-là corporatistes, c’est l’intérêt général qui rassemble les citoyens. Des médias soutiennent les écolos ­ les journaux de Dnevnik, «Capital», ou encore RFI Bulgarie. Des journalistes en payent le prix, comme Assen Nedialkov, sauvagement battu à la suite d’une enquête sur Strandja.

Car l’argent fait tourner la tête des petits propriétaires. « Ils deviennent fous, déplorent les défenseurs de la nature. Les promoteurs leur font miroiter monts et merveilles. Peu importe que ces quelques milliers d’euros finissent dans un appartement pathétique ; pour eux, ce sont des sommes mirobolantes. Pour quelques miettes, ils sacrifient le bien de la région. »

« À Bansko, au début, c’était la ruée vers l’or, se souvient Konstantin Ivanov. Je vends mon lopin de terre, j’achète une Jeep, etc. » L’engouement des Occidentaux pour le pays présageait de substantiels profits. Mais, avec leur arrivée, les prix des produits de base sont devenus prohibitifs. D’autant qu’ils se sont mis aussi à spéculer, achetant un appartement avec vue sur la mer pour le revendre très vite à meilleur prix. Mais les étrangers ont fini par se décourager devant la conjonction d’une construction effrénée, dans un style McDo-rococo, d’un manque criant d’infrastructures, et d’appétits voraces qui ont fait fondre les marges. « Le pire , constate Misho Dimov, c’est qu’on ne fait même pas appel à la main-d’oeuvre locale comme personnel de service, car elle n’est pas qualifiée. »

Les écologistes avaient le projet pour Irakli d’y créer un festival Éco-land-art. « Notre plus grand problème est de démontrer aux gens qu’ils peuvent vivre de la préservation et non de la destruction de la nature. C’est là où l’Occident et l’Europe peuvent nous être utiles », ajoute Misho Dimov. L’écotourisme est sans doute une solution. « « Aménagez votre maison, et avec quelques touristes vous aurez des revenus sûrs » *: c’était notre argument »* , raconte Konstantin Ivanov. Le village de Dobursko, près de Bansko, développe déjà le tourisme agricole. Peu à peu, on voit fleurir des maisons d’hôtes. Des villages environnants commencent à suivre cet exemple. Peut-être n’est-il pas trop tard pour Irakli.

Écologie
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