Marché sucré

Édulcorant naturel utilisé dans le monde entier, la stévia est interdite
en France, cependant que les fabricants d’édulcorants chimiques prospèrent. Un imbroglio juridique et administratif aberrant.

Thierry Brun  • 27 mars 2008 abonné·es

À qui le tour ? Après la condamnation de l’association Kokopelli et le procès des semences paysannes, l’entreprise Guayapi Tropical, qui commercialisait de la stévia, une plante sud-américaine connue pour son fort pouvoir sucrant, est inquiétée par la justice. Pilier du commerce équitable en France, membre de la Plate-forme pour le commerce équitable, spécialisée dans les compléments alimentaires issus de plantes amazoniennes, cette société craint une procédure judiciaire lourde.

Illustration - Marché sucré


Plantation expérimentale de stévia dans la région d’Asunciõn au Paraguay.
CASELLI/AFP

La stévia, qui ne contient ni fructose ni glucose, est un édulcorant naturel utilisé partout dans le monde. Mais en France et dans l’Union européenne, elle fait l’objet d’un refus d’autorisation à la vente depuis 2000. Guayapi Tropical, qui la commercialise en France dès 1992, conteste ce refus. Sa bataille juridique a récemment débouché sur des poursuites pénales engagées par les services de la répression des fraudes (DGCCRF).

Le 21 janvier, la brigade de répression de la délinquance économique a interrogé pendant plus de trois heures la dirigeante et fondatrice de l’entreprise, Claudie Ravel, qui risque une peine allant jusqu’à deux ans de prison et 37 000 euros d’amende pour avoir repris la vente de la stévia après une condamnation en 2005. Elle attend désormais sa convocation au tribunal de grande instance.

Situation ubuesque. Utilisée en Chine et en Amérique latine, la stévia est consommée en tant que produit diététique au Japon, au Canada, en Australie et aux États-Unis (depuis 1995). La Food and Drug Administration, l’administration américaine des denrées alimentaires et des médicaments, l’a autorisée à la vente comme complément diététique, notamment pour le traitement préventif du diabète et de l’hypertension sanguine. Au Japon, elle remplace déjà l’aspartame, édulcorant chimique interdit dans ce pays car potentiellement dangereux pour la santé.

Ironie du sort, ce dernier, qui a fait l’objet de milliers de plaintes aux États-Unis pour sa toxicité et ses effets secondaires, est reconnu comme additif alimentaire dans l’Union européenne et abondamment utilisé en France. Mais pas la stévia, qui a pourtant « un pouvoir sucrant plus de quinze fois supérieur au saccharose, s’étonne Claudie Ravel, qui a lancé une pétition en faveur de la vente de cette plante *. Elle peut être utilisée sans risque par les personnes ne pouvant pas consommer de sucre, et elle est acalorique »* .

Le refus de mise sur le marché de cette plante par l’administration française relève d’un imbroglio juridique. Pour justifier son interdiction, la France s’appuie sur une décision de la Commission européenne de février 2000 adressée au professeur Jan Geuns, du laboratoire de physiologie des végétaux en Belgique. La Commission a informé ce chercheur de son « refus d’autorisation de mise sur le marché » de la stévia « en tant que nouvel aliment ou nouvel ingrédient alimentaire » . C’est-à-dire non encore validé, à l’époque, par les autorités sanitaires.

« Cette décision n’a aucune valeur réglementaire, puisqu’elle se limite à un seul destinataire , plaide Patrick Beucher, avocat de Claudie Ravel. Mais elle sert de prétexte à l’interdiction de la stévia en France. Et quand on la conteste, la DGCCRF et la Commission se renvoient la balle. » Avant ce blocage, la stévia a néanmoins eu le temps de se faire connaître en Europe. Elle a été autorisée en Belgique en 1984. Et l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel a proposé sa distribution en France à l’entreprise Guayapi dès 1997.

Plusieurs entreprises souhaitant commercialiser cette plante cherchent à comprendre l’actuel refus de sa mise sur le marché. Selon elles, l’édulcorant naturel est un sujet sensible en France car il pourrait menacer une partie des marchés de l’industrie sucrière française, premier producteur européen de sucre, et, surtout, les fabricants d’aspartame. De plus, si la stévia n’est actuellement pas la bienvenue en France, deux multinationales américaines, Coca-Cola et Cargill (agroalimentaire), ont lancé leur propre édulcorant naturel, le Rebiana, nom commercial d’un nouveau produit justement dérivé de la stévia. Voilà de quoi changer la donne, mais en volant le marché aux entreprises déjà en place.

En attendant, le blocage administratif continue. Fin décembre 2007, Michel Barnier, ministre de l’Agriculture, adresse à Claudie Ravel une réponse reprenant la décision de la Commission européenne pour expliquer : « La commercialisation de la stévia en tant qu’aliment ou ingrédient alimentaire est effectivement interdite à l’heure actuelle en France, comme dans l’ensemble de l’Union européenne » . Le ministre ajoute que différentes instances scientifiques ont eu l’occasion de présenter leurs conclusions, négatives. Et de citer « le Conseil supérieur d’hygiène publique de France, [qui] a émis le 5 mai 1998 un avis défavorable, confirmé le 17 juin 1999 par celui du Comité scientifique européen de l’alimentation humaine » .

Sauf qu’il y a dix ans « ces avis étaient justifiés par le manque d’études et de données scientifiques suffisantes concernant l’innocuité de la stévia pour les consommateurs » , explique Joël Perret, médecin et directeur général de Greensweet, une entreprise qui a déposé une demande d’autorisation de mise sur le marché de la stévia en 2006. Or, « en juin 2007, le Jecfa, comité d’experts sur les additifs alimentaires de l’Organisation mondiale de la santé, a conclu que la stévia et ses produits dérivés ne présentaient aucun risque de toxicité pour la santé des consommateurs, évidemment dans le cadre d’une utilisation normale » , ajoute Joël Perret. De l’eau a coulé sous les ponts mais l’autorisation de mise sur le marché reste en suspens.

«L’administration française explique que l’utilisation de cette plante serait « interdite » à la consommation, alors que jamais l’arrêté auquel il est fait référence ne spécifie ce mot » , conteste Claudie Ravel. De plus, « la décision de la Commission concerne de la stévia raffinée sous forme liquide, mais en aucune façon la stévia en poudre, 100 % naturelle, que nous défendons » , ajoute-t-elle, études internationales à l’appui.

Au train où vont les procédures, l’entreprise Guayapi Tropical, reconnue pour sa défense de la biodiversité et son respect des critères de commerce équitable, sera condamnée une nouvelle fois. Et ce, bien avant que soit instruit le procès de l’aspartame, additif alimentaire le plus controversé aujourd’hui. Pour les multinationales, la place est libre.

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