Pour une raison littéraire
Professeur au Collège de France, Jacques Bouveresse observe en philosophe la littérature et le travail des romanciers. Il propose, dans un ouvrage passionnant qui vient de paraître, une véritable « philosophie du roman ».
dans l’hebdo N° 995 Acheter ce numéro
Lors d’un débat intitulé « Conformismes et résistance », tenu en octobre 1996 entre Pierre Bourdieu et Jacques Bouveresse, ce dernier acquiesçait à la présentation par le sociologue de leurs positions et de leurs analyses communes à propos du champ intellectuel français et ajoutait : « Nous avons été amenés, à maintes reprises, à confronter de manière plus ou moins informelle nos points de vue respectifs sur le monde philosophique en particulier, le monde intellectuel en général et les moeurs intellectuelles […]. C’était, si l’on peut dire, notre terrain commun. » Et Pierre Bourdieu de souligner à son tour le fait que tous deux avaient « des visions du monde, des habitus intellectuels très semblables. […] La seule différence entre nous, c’est qu’il est resté philosophe et que je suis devenu sociologue »
[^2]. On sait combien Bourdieu s’est lui-même intéressé, dans sa propre discipline, mais de fait en tendant à en repousser toujours plus les limites préétablies, à d’autres activités ou matières, intellectuelles ou artistiques, depuis la photographie ( Un art moyen , 1965) jusqu’à la science ( Science de la science et réflexivité , 2001), en passant par la littérature ( les Règles de l’art , 1992) et, bien sûr, la philosophie ( l’Ontologie politique de Martin Heidegger , 1988, ou Méditations pascaliennes , 1997)…
À côté de ses travaux sur la philosophie du langage et la logique, que désigne justement l’intitulé de sa chaire au Collège de France, Jacques Bouveresse s’est lui aussi penché sur des questions se rapprochant des sciences sociales, telle l’exploration des dispositifs symboliques de pouvoir ou de fabrication de l’idéologie dominante, notamment à travers la presse et les médias en général. Et un autre pan du travail du philosophe est constitué par ses recherches sur la création littéraire, où il a notamment analysé, en philosophe, les oeuvres de Robert Musil ( l’Homme probable , éd. de L’Éclat, 1993) ou de Karl Kraus. Mais sa curiosité et son intérêt se sont aussi portés sur de nombreux autres auteurs, comme Proust, Brecht, Valéry, Lichtenberg, Virginia Woolf, Henry James, Zola, Orwell, etc.
Aujourd’hui, issu des travaux préparatoires à son séminaire de l’année 2004-2005 au Collège de France, la Connaissance de l’écrivain constitue une nouvelle étape de son questionnement sur les rapports entre « la littérature, la connaissance et la philosophie morale », auxquels il consacra son enseignement cette année-là. Reprenant à son compte le regret du philosophe Vincent Descombes, auteur du très remarqué Proust, philosophie du roman (Minuit, 1987), selon lequel « il est dommage que les philosophes ne lisent pas plus de romans, ou, du moins, ne parlent pas plus des romans qu’ils lisent » , Jacques Bouveresse va donc s’interroger, à partir de nombreux exemples de romanciers et de travaux de critique littéraire, « si le roman ne serait pas capable d’apporter à la philosophie pratique une contribution plus directement philosophique, qui excède considérablement celle qui consisterait à lui fournir simplement, pour son propre travail, un matériau de choix qu’elle aurait tout intérêt à exploiter davantage » . On retrouve là, d’emblée, une démarche aux confins de deux champs disciplinaires, que n’aurait sans doute pas reniée Pierre Bourdieu ; celui-ci insistait d’ailleurs, lors du débat suscité : « Il me semble que la sociologie de la profession philosophique donne des instruments pour radicaliser une ambition philosophique [^3]. » Ainsi, pour Jacques Bouveresse, « la littérature ne nous parle pas seulement de textes et, en dernier ressort, d’elle-même, mais également de la vérité, de la vie humaine et de l’éthique » , c’est-à-dire qu’elle a sans aucun doute trait avec nombre de grandes questions philosophiques. Il faut cependant préciser ici que si l’ouvrage fait montre d’une grande érudition, aussi bien littéraire que théorique, sa lecture n’en est pas pour autant trop ardue ; la clarté de la forme, la sobriété de l’écriture tiennent à distance tout jargon philosophique, malheureusement assez fréquent chez les plus éminents représentants de la discipline.
Quant au fond, l’auteur met en garde contre les nombreuses lectures, à son sens erronées ou par trop univoques, de la création littéraire, en pointant d’abord deux positions extrêmes et opposées. D’un côté, il fustige la conception, toujours très à la mode, « religieuse et sacerdotale de la littérature » , où celle-ci est censée « révéler » d’un coup « l’essence » des choses du monde, ou « la vérité de l’être » . Jacques Bouveresse fait ici siennes les attaques contre ce qu’il nomme la « bigoterie philosophico-littéraire » que, déjà, en son temps, Robert Musil qualifiait de « bavardage de sacristie sur la mission de l’artiste » … Mais, d’un autre côté, il refuse tout autant le positionnement qui dénie à la littérature la moindre possibilité d’exprimer des vérités objectives, et la réduit à la seule expression d’une multitude d’illusions, d’une « multiplicité indéfinie de points de vue subjectifs » . L’ouvrage passe ainsi en revue le large spectre des opinions sur la littérature, afin de mieux montrer comment, pour l’auteur, la littérature contribue avec force à renseigner sur la vérité et la connaisance de la vie des hommes. Et d’insister sur le fait que la création littéraire a partie liée avec une philosophie de la connaissance et de l’existence : à l’instar de Wittgenstein, Jacques Bouveresse, qui introduisit la pensée de ce dernier en France à partir des années 1970, tend à considérer les oeuvres littéraires comme étant « capables d’apporter une contribution essentielle à la réflexion elle-même » … Il retrouve là le questionnement de Proust, dans Contre Sainte-Beuve , qui se posait déjà la question de la connaissance, voire « de la vérité tout court, et de la possibilité, pour la littérature, de parvenir à la connaissance par des moyens qui n’appartiennent qu’à elle » . Ou quand la raison ne saurait se passer de littérature…
[^2]: cf.l’ouvrage de Jacques Bouveresse, publié peu après la mort du sociologue, Bourdieu, savant et politique, Agone, «Banc d’essais», 2003, pp.48-49.
[^3]: Ibid, p.62.