« Aimé Césaire, précurseur d’une approche postcoloniale »
Historienne et vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage, Françoise Vergès avait rencontré le poète martiniquais en 2004 pour un livre d’entretiens. Elle revient sur sa trajectoire.
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Lorsque vous décidez de proposer à Aimé Césaire un recueil d’entretiens [^2], un grand silence entoure alors son œuvre et ses engagements politiques…
Françoise Vergès : Un très grand silence, en effet. Jusque dans les milieux intellectuels, où certains pensent même qu’il est mort depuis longtemps. On ne lisait plus le Discours sur le colonialisme ni le Cahier du retour au pays natal. En outre, la loi de 1946 sur la départementalisation [^3], qui deviennent « départements d’outre-mer ». Césaire en est le rapporteur à l’Assemblée constituante à la Libération.) avait été enfouie car considérée comme une loi d’assimilation, donc peu glorieuse. Tout le travail d’homme public de Césaire était donc ignoré. Je trouvais cela scandaleux.
Aimé Césaire au vélodrome d’hiver, à Paris, le 6 juin 1947. AFP
D’abord, c’était quelqu’un qui avait accompagné mon enfance et ma vie – mon grand-père, Raymond Vergès, député de la Réunion, avait présenté avec lui la loi de 1946. Et mon père, Paul Vergès, lui aussi député, avait participé dans les années 1950 au « mouvement pour l’autonomie » : en effet, dix ans après la loi de 1946, les départements d’outre-mer font le constat que les promesses d’égalité politique et sociale n’ont pas été tenues. Ils réclament donc l’autonomie : « La France garde ses prérogatives d’État, mais nous avons notre mot à dire sur notre développement. »
Au-delà, c’était aussi pour moi une question de vérité historique, alors qu’on commence à parler de ce qu’on nomme « la question noire » et des mémoires de l’esclavage. Or, quelqu’un en avait parlé dès les années 1930 : Aimé Césaire. Je pensais que nous devions à nouveau écouter cette voix, car passer directement à Patrick Chamoiseau ou à Raphaël Confiant, certes très importants, me semblait quand même un exercice d’amnésie. Dans ces entretiens, je voulais revenir sur sa vie, notamment d’homme public, mais aussi l’interroger sur le présent et l’avenir. Il a tout de suite accepté.
Dès son arrivée à Paris, en 1931, Césaire ?rencontre Léopold Sédar Senghor. Ensemble, ils décident de « chercher le nègre qui est en nous »…
Le « nègre », c’est d’abord cet homme fait par l’esclavage et la colonisation. Pour Senghor et Césaire, reprendre le mot de « nègre », parler de « négritude », signifie donner un sens positif à ce terme péjoratif. C’est là une stratégie très efficace, souvent utilisée dans l’histoire par les colonisés : prendre les paroles des puissants et les retourner contre eux pour mettre en évidence leurs contradictions. C’est ce qu’ont fait les Noirs aux États-Unis avec le fameux « Black is beautiful ». De même, dans les colonies, quand les gens verront « liberté, égalité, fraternité », ils se mettront à en demander l’application. Les révolutionnaires haïtiens le font très vite après 1789. Mais, dans le cas de Césaire et Senghor, le contexte est celui des années 1930, avec la montée du nazisme et du fascisme : l’Europe montre la barbarie qu’elle porte en elle. Ils observent alors la véritable apothéose de la pensée racialisée née avec l’esclavage des Noirs, quatre cents ans plus tôt. Affirmer la négritude s’inscrit donc dans une pensée extrêmement politique et radicale, contre un discours de pureté de la race et d’annihilation des peuples différents.
Dans vos entretiens, Aimé Césaire raconte les circonstances de l’écriture du Cahier d’un retour au pays natal. Cette genèse traduit sa conception de la question de l’identité…
Tout à fait. C’est à la fin des années 1930, et il n’a pas d’argent pour rentrer en Martinique. Il s’est lié d’amitié avec un jeune Croate, qui l’invite chez lui pour les vacances. Là-bas, en regardant la mer, il voit une île et demande son nom. Son ami lui dit alors qu’elle s’appelle Martinisca. Il s’écrie alors : « Je vois la Martinique de ma fenêtre ! » Il demande du papier : ce sera le Cahier d’un retour au pays natal… Je trouve cela très beau car cette écriture parle d’un pays natal que l’on transporte avec soi. Il ne s’agit pas d’une littérature de la racine, au sens de la pureté, mais d’un enracinement qui permet l’éloignement et le retour. L’identité n’est donc jamais figée, essentialisée.
Césaire s’inscrit parfaitement dans cette conception développée par le sociologue brésilien Livio Sansone, qui parle de « blackness without ethnicity » [identité noire sans identité ethnique]… L’identité noire, c’est une histoire, des cultures, des croyances, des pratiques, des imaginaires, mais en aucun cas cela ne renvoie à une dimension ethnocentrée, à une « noircitude » qui serait entièrement constituante. Pour Césaire, on est toujours constitué de plusieurs choses. Ainsi, dans la Tragédie du roi Christophe, ou dans Une saison au Congo, qui parle de Patrice Lumumba, il met en garde les Noirs contre la tentation d’une essentialisation de leur identité, en rappelant que l’émancipation n’est pas si facile. L’oppression hier des colonisés ne fait pas d’eux des innocents, et ils peuvent être aussi à leur tour tentés par la dictature, le pouvoir absolu.
Dans votre postface à ces entretiens, vous présentez Césaire comme « postcolonial ». Que signifie cette lecture ?
En France, la postcolonialité est trop souvent comprise comme une temporalité, avec le précolonial, le colonial et le postcolonial. On peut bien sûr admettre historiquement cette temporalité, qui s’inscrit bien dans le temps européen. Mais, à la lumière des écrits d’Edward Saïd ou de Stuart Hall, postcolonial signifie que demeurent, après la fin du statut colonial, des traces et des fragments de celui-ci, avec de nouvelles émergences. La colonisation française a duré quatre siècles, de la fin du XVIe siècle, avec la conquête notamment des Antilles, de la Réunion et même du Canada, jusqu’à 1962, indépendance de l’Algérie, que l’on considère comme la fin de l’expérience coloniale – encore qu’il reste la Nouvelle-Calédonie et d’autres… Un temps aussi long ne peut disparaître d’un seul coup. Le postcolonial est donc l’étude de ces résurgences, mais aussi des idées qui émergent dans ces territoires sur la liberté, l’égalité, la fraternité. C’est-à-dire comment est pensée, à partir d’une expérience d’oppression et d’inégalité, la démocratie. Et cette pensée n’est pas simplement une imitation ou la répétition de ce qui se passe en Europe. C’est cela aussi la postcolonialité : une pensée politique d’être au monde.
Je pense donc que Césaire a été un précurseur de cette approche. Les questions posées dans le Discours sur le colonialisme sont toujours discutées aujourd’hui. L’Europe est-elle le berceau de l’universel ? N’y a-t-il qu’un seul universel ? Or, il répond qu’il y a une multipolarité des modernités et non une seule modernité qui serait née en France. Il s’agit donc d’étudier les formes de leurs émergences.
[^2]: Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès, Aimé Césaire, Albin Michel, 2005. (Voir Politis n° 880 du 15 décembre 2005.)
[^3]: Cette loi supprime le statut colonial en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et à la Réunion (les quatre territoires conquis lors de la première vague de colonisation dès le XVIe siècle, qui ont connu l’esclavage