Au-delà des fantasmes
Un livre collectif rappelle combien « Mai-Juin 68 » demeure en partie méconnu. Nous commençons ici une série de critiques sur les nombreux ouvrages qui ont paru à l’occasion du quarantième anniversaire de Mai 68.
dans l’hebdo N° 1000 Acheter ce numéro
Connaissez-vous vraiment Mai 68 ? La question peut paraître étrange en ces temps de commémorations officielles, teintées toutefois de volontés multiples de liquidation (voir l’entretien ci-contre). Pourtant, à y regarder de près, il apparaît que l’événement 68 est finalement assez mal connu. C’est ce qu’on découvre en tout cas à la lecture d’un livre collectif remarquable au titre simple, Mai-Juin 68 , qui se distingue au milieu de la véritable avalanche de publications de ces dernières semaines.
Sous la direction de quatre politistes déjà connus pour la rigueur de leurs travaux, Dominique Damamme, Boris Godille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal, ce volume particulièrement riche, loin des pamphlets à la mode et des réflexions superficielles d’essayistes médiatiques sur les « causes », « l’esprit de Mai » ou « l’héritage » laissé par Mai 68, se veut d’abord une recherche en sciences sociales sur cette « crise historique » advenue alors, qui, « comme toute crise historique, porte au jour l’arbitraire d’un ordre social enkysté dans des habitudes mentales, des pratiques et des idéologies ».
D’emblée, ce projet collectif se propose en effet de « restituer » à Mai 68 « son tranchant », non seulement en tant que plus grand mouvement de grève du XXe siècle en France, mais surtout comme « moment critique » mettant en question « toutes les sphères de la société, tous les rapports sociaux » jusqu’au pouvoir politique, ainsi que les multiples « tentatives de subversion » et autres « expériences sociales de modification du monde auxquelles l’après-68 donne vie ».
Le volume propose d’abord un panorama des mutations intervenues depuis la Libération, où l’on découvre que nombre d’entre elles, attribuées au mouvement de Mai-Juin 68, interviennent en fait bien plus tôt : c’est le cas, contrairement aux discours conservateurs actuellement en vogue, en matière scolaire, comme le montre avec brio la passionnante contribution de Muriel Darmon, qui a étudié les règlements intérieurs et sanctions disciplinaires dans un lycée de province depuis la Libération. L’auteure note ainsi que la perte de vitesse du « moule autoritaire » à l’école débute bien avant 1968, puisque c’est dès les années 1950 qu’émerge une « autorité institutionnelle négociée ». L’une des causes de cette évolution, qui intervient aussi ailleurs, est sans aucun doute due à cette « prise de parole » qui, pour Michel de Certeau, a caractérisé Mai 68, mais dont on voit qu’elle était souvent en germe dans de nombreux secteurs de la société.
Des étudiants devant la Sorbonne en Mai 68. / AFP
Ainsi, outre à l’école, cette « crise des rapports d’autorité » apparaît au sein de l’Église, dans la classe ouvrière, jusqu’à la sphère domestique (dans les rapports hommes/femmes, parents/enfants, ou avec la disparition de la domesticité). De même, comme le rappelle Frédérique Matonti, ce type de « rupture d’allégeance » intervient aussi à l’Union des étudiants communistes, où l’attitude autoritaire de la direction du PCF conduit à une série d’exclusions et de scissions qui « témoignent de l’autonomisation conflictuelle de la jeunesse d’extrême gauche par rapport au Parti communiste », cause d’« une partie l’animosité du PCF à l’égard du mouvement étudiant de Mai-Juin 68 »…
Mais une des thèses principales de l’ouvrage est de rappeler combien Mai-Juin 1968 en tant que tel demeure « en partie méconnu », ce qui contribue grandement aux polémiques qu’il suscite depuis quarante ans, devenant ainsi la cible de nombreux « fantasmes sociaux de moins en moins inavoués, bien plus qu’un objet de connaissance ». Concentrant alors pour une bonne part leurs travaux sur « l’événement », les auteurs proposent, à travers des contributions sur de nombreux secteurs de la société française, l’élaboration d’une « socio-histoire du temps court », qui puisse rendre compte du caractère « inouï » de Mai. En effet, à travers de multiples exemples des lieux où s’expriment les formes de la contestation (des manifestations aux grèves ouvrières, bien sûr, mais aussi les expérimentations en peinture, en architecture ou dans le cinéma…), ils offrent le tableau d’un mouvement qui « travaille à délégitimer ce qui se présentait et était perçu auparavant comme légitime » (Boris Gobille).
Toutefois, se refusant à revenir à une histoire événementielle qui a montré ses limites depuis longtemps, l’ouvrage s’attache aussi à observer la poursuite des « pratiques subversives » dans les années qui suivent, cette socio-histoire du temps court ayant « vocation à réinsérer le temps court dans le temps long ». Des formes « d’insubordination ouvrière » (Xavier Vigna), de contestation au sein de la paysannerie (Ivan Bruneau), d’expériences pédagogiques novatrices, des féminismes ou de « théâtres politiques », ce sont là nombre de « postérités insoupçonnées » de 1968 qui s’expriment à travers la France durant les années 1970, offrant au lecteur la possibilité de porter un « nouveau regard sur les “soixante-huitards” », loin du fameux « label » déposé par la suite, qui ne retient par ce vocable que certains noms célèbres.
Ce livre réhabilite donc des épisodes souvent oubliés et des expériences extrêmement riches, construisant ainsi le panorama d’une France dans laquelle Mai 68 a « certes introduit du dissensus », mais a surtout permis « l’élargissement des formes du politique ». On ne peut aussi que donner raison à Boris Gobille, qui, à la fin de son « Introduction », fustigeant les « décennies de restauration symbolique » qui ont tenté par la suite de refouler 68, propose aujourd’hui sa redécouverte. Et l’acceptation d’un héritage dont il s’agit, au lieu de le penser « impossible » comme certains, de « savoir hériter ». Après notre numéro de l’été dernier, intitulé « 68, le bel héritage », Politis ne peut que partager ce point de vue.