Des travailleurs comme les autres

Les travailleurs sans papiers d’Île-de-France, et notamment du restaurant du Café de la Jatte à Neuilly, sont en grève illimitée. Ils exigent d’être régularisés et considérés comme des salariés normaux. Reportage.

Jean-Baptiste Quiot  • 24 avril 2008 abonné·es

exploitation des travailleurs sans-papiers, c’est un peu comme les secrets de famille : tout le monde le sait, mais tout le monde fait comme si de rien n’était. « Avant qu’il soit élu président, Nicolas Sarkozy venait tous les dimanches déjeuner ici. Il nous connaissait tous et nous disait à chaque fois bonjour » , révèle Souleymane, 43 ans, cuisinier sans papiers du très chic Café de la Jatte.

Illustration - Des travailleurs comme les autres


Deux travailleurs à la plonge chez US Passion Traiteur, à Colombes.
Pierre Espardeillé

Situé sur l’île de la Jatte, à Neuilly, ce restaurant emploie dans ses cuisines, depuis de nombreuses années, dix travailleurs sans papiers originaires du Mali. Et il accueille souvent la famille UMP. « C’est même ici qu’a eu lieu la première réunion en faveur de David Martinon pendant les dernières élections municipales. Ce jour-là, on a servi 390 couverts » , se souvient en souriant Souleymane. Aujourd’hui, samedi 19 avril, le sourire est de circonstance car, pour la première fois, les travailleurs sans papiers montrent leur visage et revendiquent leur régularisation. Ils viennent de rejoindre le mouvement de grève des sans-papiers qui s’est étendu à l’ensemble de l’Île-de-France. « Nous en avons marre de travailler pour rien. Nous avons entendu ce qu’il se passait en Île-de-France. Nous nous sommes décidés alors à nous mettre aussi en grève illimitée » , explique Maregia, 34 ans. Mardi 15 avril, entre 250 et 300 de ces travailleurs ont lancé, en effet, cette grève illimitée, aidés par la CGT et l’association Droits devant !!, qui se bat depuis plusieurs années pour la régularisation des sans-papiers. Depuis, de nombreuses associations et personnalités les soutiennent. « Le mouvement gonfle d’heure en heure. Nous en sommes, aujourd’hui samedi, à 547 grévistes » , se réjouit Jean-Claude Amara, porte-parole de Droits devant !!

Après Colombes, Villejuif, Pavillons-sous-Bois, le mouvement a gagné la riche Neuilly. Le squelette d’une immense baleine préhistorique surplombe la salle de réception huppée du restaurant où les dix travailleurs illégaux se sont installés, après avoir cessé le travail. Aujourd’hui, c’est l’esclavage moderne qui refait surface. « Bien sûr que je ne savais pas qu’ils étaient sans-papiers » , s’indigne Gilles Caussade, l’un des deux patrons du restaurant. Pourtant, des signes évidents auraient pu lui mettre la puce à l’oreille. « Le patron dit qu’il ne savait pas, mais il savait, affirme Abdramane, 42 ans. Nous avons tous des papiers qui appartiennent en fait à des amis ou des cousins. Mais ce n’est pas le même visage sur les photos ! La vérité, c’est qu’il a trop besoin de nous. » De plus, le fait que ces travailleurs acceptent de travailler sans limites aurait pu aussi le mettre sur la piste. « Je travaille 12 heures par jour et parfois plus. Et j’habite dans le 93. Je mets 1 h 30 pour venir au restaurant et la même chose pour rentrer chez moi. Je gagne en tout 1 300 euros par mois, et les heures supplémentaires ne sont pas payées, explique Maregia, 34 ans. Nous cotisons comme tout le monde, nous payons des impôts, mais comme nous n’avons pas de papiers, nous n’avons droit à rien. »
Tout en récusant le principe de cette grève qu’il trouve « violente » , Gilles Caussade est obligé de reconnaître qu’il « est évident qu’il faut les régulariser. Ce n’est pas normal que des gens qui payent tout depuis des années ne soient pas régularisés » . En faisant grève, les sans-papiers montrent que le restaurant ne peut plus fonctionner sans eux. Cette situation particulière reflète celle, générale, des métiers dits « sous tension » : maçons, cuisiniers, serveurs ou chauffeurs sont pour la plupart des sans-papiers. Les syndicats patronaux majoritaires de la restauration comme Synhorcat et l’Umih sont d’ailleurs pour la régularisation des sans-papiers. Comme l’explique Jean-Claude Amara : « Les patrons de PME sont acculés et font pression sur le gouvernement. Ils ont trop besoin de ces travailleurs. »

C’est le gouvernement lui-même qui a amplifié le problème. Le décret du 1er juillet 2007 qui vient compléter la loi « Ceseda » sur l’immigration oblige en effet les chefs d’entreprise à révéler l’identité de leurs salariés à la préfecture. « Ça les oblige à licencier leurs travailleurs sans papiers. Mais, aujourd’hui, les employeurs râlent parce que ces ouvriers sont très bien formés et très travailleurs, poursuit le porte-parole de Droits devant !! Le gouvernement reçoit le retour de manivelle de la politique extrémiste qu’il a mise en place pour contenter l’électorat du FN. Il doit faire face à la réalité économique. » Et à la réalité sociale. Car, du point de vue des sans-papiers, la situation est explosive et risque de s’étendre au reste du territoire puisqu’on estime que 400 000 sans-papiers travaillent en France. Au décret, qui a entraîné une vague de licenciements, s’ajoute la circulaire du 21 février 2006 relative , qui a mis en place une véritable traque des sans-papiers avec rafles et expulsions. Et avec la surexploitation par les entreprises de ces travailleurs, les sans-papiers n’ont plus d’autres choix que de se montrer au grand jour et de faire grève.

Empêtré dans ses contradictions, le gouvernement a cependant ouvert une brèche qui donne espoir aux grévistes. « En novembre 2007, le gouvernement a fait paraître une liste de 152 métiers sous tension [^2]. Précisément ceux où il y a des sans-papiers. Enfermé dans son idéologie blanche, il a voulu réserver ces métiers uniquement aux travailleurs originaires de l’est de l’Europe » , explique Jean-Claude Amara. Mais face à ce déni de réalité et au mécontentement des patrons, le gouvernement a été obligé de faire paraître une nouvelle circulaire, le 7 janvier, qui invite, « à titre exceptionnel » , les patrons de « bonne foi » ayant embauché des travailleurs « sans papiers » à se présenter en préfecture pour obtenir leur régularisation. Une délégation de la CGT a reçu l’assurance du ministère de l’Immigration que les cinq préfectures concernées par la grève « allaient étudier positivement » les dossiers de 600 salariés. « C’est un premier recul ! D’exceptionnelle, il faut maintenant passer à une régularisation générale » , s’enthousiasme le porte-parole de Droits devant !! C’est une lutte des sans-papiers, mais en tant que travailleurs […], c’est pourquoi le regard de l’opinion publique est en train de changer. »
Et le regard des sans-papiers ? « Pour éviter la police dans la rue, il faut toujours regarder devant soi à un kilomètre » , explique Abdramane. Espérons que la grève lui ouvrira un nouvel horizon.

[^2]: Voir Politis n° 977 du 22 novembre 2007.

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