Germaine Tillion, le savoir pour vivre et combattre

Âgée de 100 ans, grande résistante, celle qui était l’une des rares femmes Grand-Croix de la Légion d’honneur est décédée samedi dernier.

Olivier Doubre  • 24 avril 2008 abonné·es

Au début de l’année 1941, Germaine Tillion écrivait, dans un texte destiné aux journaux clandestins de la Résistance : « Ce qui nous est indispensable, c’est de nous imposer une sévère discipline de l’esprit : nous devons nous défier de la crédulité, du désespoir, de l’enthousiasme, de la haine… » Et d’ajouter : « Nous ne connaissons d’emblée qu’une cause qui nous est chère, celle de notre patrie […]. Mais nous ne voulons pas, nous ne voulons absolument pas lui sacrifier la vérité. » Ces exigences guideront toute sa vie de chercheuse et de femme engagée.

Née le 30 mai 1907, Germaine Tillion fait de brillantes études avant de se tourner vers l’ethnologie, et son maître n’est autre que Marcel Mauss. Ses intérêts sont multiples : archéologie, langues et civilisations africaines, folklore français ou sociétés du Moyen Âge… En 1934, la jeune ethnologue part en Algérie, où, jusqu’en 1940, elle mène plusieurs « terrains » dans les Aurès, étudiant les structures familiales des paysans chaouïas. Plus tard, ses travaux – notamment le Harem et les cousins – contribuent à la « naissance d’une anthropologie de la Méditerranée »
[^2].
Sa quatrième mission achevée, elle arrive à Paris le 9 juin 1940, quelques jours après l’invasion allemande et, révoltée par l’armistice signé par Pétain, entre immédiatement – avant même l’appel du 18 Juin – en résistance. Elle participe alors à la création du fameux réseau du Musée de l’homme, décimé au cours de l’année 1941. Le 13 août 1942, dénoncée, elle est arrêtée à son tour et incarcérée, avant d’être déportée, en octobre 1943, au camp de Ravensbrück.
Dès son arrivée, elle met à profit ses compétences d’ethnologue et recueille toutes les informations possibles sur l’enfer qu’elle découvre. Elle apprend ainsi par des femmes passées par Auschwitz l’existence des chambres à gaz dans plusieurs centres de mise à mort, notamment en Pologne. Refusant de travailler pour l’appareil SS, elle prend conscience de l’énorme machine d’anéantissement par les coups, la faim, le froid et, surtout, le travail forcé. L’une des épreuves les plus dures pour Germaine advient lorsque sa mère, Émilie Tillion, arrive elle aussi à Ravensbrück – elle mourra quelques semaines avant la libération du camp. Germaine parvient jusqu’au block où se trouve sa mère afin de lui expliquer les rouages du camp. Geneviève de Gaulle-Anthonioz, nièce du Général, qui se trouve dans le même convoi qu’Émilie, a plus tard raconté cette scène où apparaît clairement la détermination de l’ethnologue, persuadée de l’importance de la connaissance : « Avec une grande clarté, Germaine Tillion a expliqué à sa mère ce qu’était le mécanisme du système concentrationnaire. […] Elle pensait que démonter mentalement, comprendre une mécanique (même qui vous écrase), envisager lucidement et dans tous ses détails la situation, même désespérée, c’est une puissante source de sang-froid, de sérénité et de force d’âme [^3]. » Elle cherche non seulement à aider sa mère et les autres déportées, mais aussi à transmettre une vérité à celles qui réussiront à survivre. L’humour est une autre arme qu’elle emploie pour encourager ses camarades : elle parvient ainsi à écrire une opérette sur l’univers du camp, où elle tourne en ridicule les bourreaux…

Libérée en avril 1945, elle publie une enquête minutieuse, Ravensbrück, mêlant les témoignages et souvenirs des survivantes aux notes qu’elle a rédigées durant sa captivité. Elle témoigne alors sans relâche et participe, avec David Rousset, à la Commission internationale contre le système concentrationnaire, avec laquelle elle retourne en Algérie, pendant la guerre d’indépendance, pour une mission d’inspection des prisons. Près de quinze ans après son dernier séjour, Germaine Tillion constate surtout l’extraordinaire accroissement de la pauvreté, souvent liée à un exode rural, qui frappe la population arabo-berbère : l’ethnologue invente alors le mot de « clochardisation » pour qualifier le dénuement de ces anciens paysans qui s’entassent dans les villes. Elle crée alors des centres sociaux, qui dispensent notamment des cours d’alphabétisation et font l’objet de menaces par l’OAS.
Germaine Tillion est également l’une des personnalités qui s’engagent le plus vigoureusement contre l’usage de la torture par l’armée française. En outre, ses travaux en ethnologie participent d’une volonté d’émancipation des femmes algériennes. Toute sa vie, savoir et engagement ne cessent donc de se mêler. Lors d’une de ses dernières interviews, elle avait ainsi souligné : « Je suis du côté de ceux qui reçoivent les coups. » Avant de conclure : « savoir aide à vivre »…

[^2]: Germaine Tillion, une ethnologue dans le siècle, Christian Bromberger et Tzvetan Todorov, Actes Sud, 2002.

[^3]: Le Siècle de Germaine Tillion, Tzvetan Todorov (dir.), Seuil, 2007.

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