Humaine féerie

Le cirque tzigane Romanès propose à Paris son dernier spectacle, « Rien dans les poches ». Des exercices poétiques entre humour et burlesque, sur des musiques inspirées par l’Inde, l’Espagne ou les Balkans.

Jean-Claude Renard  • 10 avril 2008 abonné·es

À deux encablures de la porte de Champerret. Boulevard de Reims. Paris, XVIIe arrondissement. Une dizaine de caravanes jaunes, pourpres et vertes occupent un espace clos de palissades et d’arbres. Au milieu, un chapiteau de cinq cents places. À l’intérieur encore de cette structure en oignon, trapèze, cordes tendues et cercles. Le cirque tzigane Romanès y présente son dernier spectacle, Rien dans les poches .

On y retrouve ce qui a fait la réputation de la troupe dirigée par Delia et Alexandre Romanès. Des exercices de funambules, des contorsions, de la jonglerie, du trapèze. Quatre disciplines cornaquées à la légèreté. Dans cette cosmogonie jubilatoire, Rien dans les poches se dote d’une multitude de nouvelles partitions. Un numéro de magicien tirant vers le comique ; un cerceau taquiné par un mollet saillant ; une corde volante épousant les jeux espiègles d’un contorsionniste ; une jonglerie ahurissante sur un assortiment de chapeaux haut-de-forme, subtil clin d’oeil aux grandes heures du burlesque ; un numéro de sangles s’enroulant autour d’une cheville alerte ; un trapèze qui swingue comme une balançoire au gré des facéties d’une gamine ; une roue qui s’avance sur un fil ; des corps qui bondissent, rebondissent, jaillissant, des corps acrobates, voltigeurs, ondulant, déliés, élastiques, s’appuyant sur l’air, vibrant dans l’espace.

C’est là un florilège de saynètes, sans chute ni trébuche, infusées de malice, trempées de grâce, de joliesses en dentelles. Quelques allégresses tendres en route pour l’infini portées par une musique tzigane enthousiasmante, chaloupée, endiablée. Violon, contrebasse, accordéon, clarinette et cymbalum pour quatre-vingt-dix minutes de musique ininterrompue. Sans entracte. Des morceaux inspirés par l’Inde, l’Espagne, traversés par les Balkans. Un voyage aux confins des humeurs conviviales, empathiques, chaleureuses, en quête de probables Cythère.

Sous le chapiteau, ce sont trois générations. Et tout le monde sur le pont. Ou plutôt sur le plancher. Sans filet. Pour livrer une trentaine de numéros, de pièces courtes qui s’enchaînent, les unes après trente secondes, les autres après deux, trois ou quatre minutes. « Il s’agit de casser le rythme du spectacle, de sortir de la routine habituelle, attendue » , explique Alexandre Romanès. Les numéros procèdent alors par élimination. « Tout simplement, quand ce n’est pas joli, on ne le fait pas ! » Le plus dur étant de faire simple. Alexandre Romanès épure, gomme. L’absence de costume participe de cette idée. Idem pour le maquillage. Surtout, le cirque s’interdit les conventions. Foin des vulgarités. Foin des fards. Du naturel pur jus. Ni artifices ni effets de lumière, de manches.

Pas de hasard s’il n’y a pas là une meute d’animaux exotiques. Ni tigres ni lions. « Ce sont des tueurs » , poursuit Alexandre Romanès, dont le grand-père était montreur d’ours. « Je préfère les anges. » En guise d’anges, une chèvre apporte son concours sur un numéro dansant, un chat miaule son agilité sur un trapèze. Sur la scène, la représentation se pique d’étonnement. Dans tous les cas, il s’agit de viser, d’atteindre ce qui est « surprenant et beau » , selon la formule de Giacometti pour l’oeuvre d’art, valable également pour le spectacle.

Voilà maintenant quatorze ans que le cirque Romanès se produit. En province, à Paris. Avant-hier du côté de la place de Clichy, hier sur la pelouse de Reuilly, puis dans un coin de Faidherbe-Chaligny. Aujourd’hui, donc, porte de Champerret. De l’itinérance, presque. Et quand bien même la mairie de Paris soutient la troupe, Bertrand Delanoé en premier lieu, au titre de la diversité culturelle, accordant au fil des ans toujours un emplacement, Alexandre Romanès aimerait enfin avoir son port d’attache parisien. Ce qui n’empêche pas les tournées à travers l’Hexagone et en Europe. En attendant, les idées ne manquent pas. Ni les projets, entreprises, les rêves glissant sous les projecteurs de la réalité.

Avant l’été prochain, Alexandre Romanès publiera son troisième livre, Lapidaires . Chez Gallimard. Un recueil de textes et de poèmes. Au diapason des oeuvres précédentes ( Un peuple de promeneurs et Paroles perdues ), déployées le long d’une écriture ciselée, âpre, taillée au scalpel de mage. Avant une autre pièce de théâtre, livrant son amitié avec Jean Genet, ses réflexions sur les politiques culturelles et l’univers des gitans.

Surtout, Alexandre Romanès s’est engagé dans un autre projet. Un long-métrage, Les corbeaux sont les gitans du ciel , dont il a écrit le scénario, dont il assurera la mise en scène. Une fiction autour de son cirque, vie, mort et résurrection, à travers la France, l’Allemagne, la Hongrie et la Roumanie. En guise de cerise sur le gâteau, il a le soutien de Robert Guédiguian, qui se charge du financement via la maison de production Agat Films (au reste, toutes les participations sont les bienvenues). À l’évidence, le cinéaste ne pouvait guère échapper à la poésie de ce cirque, à son histoire, synecdoque de l’intime et de l’universel, véritable féerie humaine. De Guédiguian à Romanès : une affaire de famille, à l’image du cirque.

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