Lady Jane ou le froid de l’oubli

Quinzième film de Robert Guédiguian, « Lady Jane » est un polar impressionnant d’une noirceur radicale, où le thème de la vengeance
est emblématique d’un monde en perte de sens et d’humanité.

Christophe Kantcheff  • 10 avril 2008 abonné·es

Se souvient-on d’un temps où l’on taxait le cinéma de Robert Guédiguian d’ «~angélisme~» ~? Quand celui-ci réalisait ses « contes de l’Estaque » ­ Marius et Jeannette , À la place du coeur … ­ que ne lui a-t-on reproché sa vision édulcorée, saint-sulpicienne de la classe ouvrière. C’était faire fi du travail de stylisation qui marque son oeuvre, et de quelques-uns de ses premiers films, Ki lo sa~? ou Dieu vomit les tièdes , dominés par le sentiment d’échec de personnages inadaptés, aux espoirs envolés.

Illustration - Lady Jane ou le froid de l’oubli


Ariane Ascaride est Muriel, tout en douleur et en sécheresse. DR

Lady Jane se situe dans cette lignée : froid, sec, d’une noirceur sans concession. Quitte à investir un genre, le polar, Guédiguian, qui n’a pas de goût pour les demi-mesures, y va à fond dans l’utilisation des figures de style qui y sont associées~: lumières hivernales et sans apprêt, comme entourant les visages d’un noir linceul, boîte de nuit louche, parkings souterrains déserts, morts violentes et règlements de comptes… Il retrouve ses trois comédiens fétiches, Ariane Ascaride (Muriel), Jean-Pierre Darroussin (François) et Gérard Meylan (René), mais ils ont perdu ici toute la chaleur et la convivialité du Marseille de l’Estaque. D’ailleurs, l’action de Lady Jane se déroule pour l’essentiel à Aix-en-Provence, où Muriel tient une parfumerie, une ville dont la réputation bourgeoise n’est plus à faire.

Après quinze ans de silence, Muriel va chercher l’aide de François et René, restés, eux, à Marseille, parce qu’on a enlevé son fils. Leurs retrouvailles ne sont donc pas motivées par le besoin d’être à nouveau ensemble, entre amis, mais sont provoquées par Muriel dans un but précis ­ réunir l’argent de la rançon ­ et au nom d’une vieille association. Une association de malfaiteurs~: ce qu’ils étaient dans leur jeunesse, quand, par exemple, ils volaient des manteaux de fourrure pour les redistribuer dans les cités populaires, scène qui ouvre Lady Jane en flash-back. C’est une scène légère et joyeuse. De ce ton-là, il n’y en aura plus.

Robert Guédiguian n’a sans doute jamais filmé ainsi ses comédiens. Ascaride, Darroussin et Meylan ont ici la même épaisseur et la même grave assurance que les Signoret, Delon ou Gabin dans les films, taillés à leur mesure, de Verneuil et de Granier-Deferre, qui ont fait les beaux jours du cinéma français grand public des années 1960 et 1970. Mais, question écriture et mise en scène, l’économie et la rigueur situent Lady Jane plutôt du côté de Jean-Pierre Melville. Muriel-Ascaride dans la douleur et la sécheresse, François-Darroussin dans un bref regain d’illusions, et René-Meylan dans l’impassible désenchantement sont avares de leurs paroles. Et si, parfois, l’un ou l’autre lâche une confidence, celle-ci s’adresse avant tout à soi-même. Quant à leurs évolutions devant la caméra, elles sont millimétrées, géométriques, scrupuleusement composées. La séquence de la gare TGV restera de ce point de vue un chef-d’oeuvre de tension et de suspense, reposant avant tout sur la mathématique des regards.

Robert Guédiguian revisite donc le polar en maître. Mais il pousse très loin le bouchon, puisqu’il va jusqu’à transgresser ce qu’Alfred Hitchcock et François Truffaut posaient comme une limite dans leur célèbre livre d’entretiens~: montrer la mort d’un enfant~; ce qu’ils considéraient comme « presque un abus de pouvoir » de la part d’un cinéaste. Transgression d’autant plus audacieuse qu’il s’agit ici d’un assassinat. Mais transgression assumée. Et plus encore qu’on ne pourrait le croire. Car dans le cinéma de Guédiguian, davantage que chez Hitchcock ou même Truffaut, l’accent est mis sur la richesse inestimable que représentent les enfants et leur venue au monde.

Nul choix désinvolte, donc, ou inconséquent, dans ce que montre Lady Jane . Et «~l’épisode~» en question va bien au-delà d’une nécessité de scénario~: il indique à quel point la tragédie vécue par Muriel, dont le fils est tué devant ses yeux au moment où il devrait lui être rendu, dépasse sa seule personne. Elle recouvre François et René, mais plus encore~: elle irradie chaque recoin du film. Il y a dans ce crime effroyable le témoignage d’une césure civilisationnelle, la marque d’un point de non-retour. Lady Jane est un film sur nos temps barbares, sur nos régressions ordinaires à force d’être quotidiennes. Un film catastrophe.

Par manque de courage ou pour toute autre raison, Muriel, François et René ne sont jamais entrés dans leur propre vie. Qu’ont-ils fait des moments héroïques et intenses où ils furent bandits de grands chemins~? Un objet de nostalgie, un âge d’or où, croyaient-ils, comme le prétend encore François, ils étaient « les meilleurs » . Muriel s’est fondue dans la petite bourgeoisie, cachant à chacun le nom du père de son fils~; René s’est reconverti dans de minables trafics~; et François, étouffant son amour pour Muriel, s’est enterré dans la vie de famille. S’ils se retrouvent pour aider Muriel, c’est à cause d’un acte de vengeance auquel, sans les prévenir, elle s’est livrée lorsqu’ils formaient équipe. Un acte grave, irrémédiable, qui, aujourd’hui, la rattrape. Mais au fond, que reste-t-il entre eux~? Et en eux~?

Dans Lady Jane , il semble que tout ait disparu, tout ce qui aurait pu donner du sens, offrir une ligne d’horizon à un trio maintenant désuni. Ces trois-là ne sont plus que les jouets d’un mauvais automatisme, d’une mécanique qui perpétue indéfiniment le meurtre, cette «~loi du talion~» qui fait agoniser la raison. Et si même cette terrible mécanique se mettait à dérailler, Muriel, François et René sont désormais trop pleins d’amertume et de désespoir.

Oui, il semble que tout ait disparu et que tout soit oublié. Même les hauts faits d’armes et les jours de félicité. Quand François entraîne Muriel pour une ultime promenade dans leur ancien quartier de Marseille, celui qu’ils couvraient jadis de cadeaux et de visons volés, ils croisent une vieille femme (Pascale Roberts), une voisine, qui ne se souvient plus de rien. Tandis que dans sa chambre là-haut, le vieux parrain (Jacques Boudet, magnifique) se meurt, le regard fatigué et misanthrope posé sur son poste de télé diffusant des images de Palestine. La rumeur du monde est à l’unisson. Il est peut-être encore possible de crier. Mais même les cris ne s’entendent plus.

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