L’année folle
De Washington à Saïgon et de Paris à Prague, 1968 s’est imposée en révoltes. Patrick Rotman propose un travelling arrière trempé de pédagogie.
dans l’hebdo N° 996 Acheter ce numéro
Les premières images disent l’effervescence d’une époque. Ses violences. Montage au cordeau (signé David Korn-Brzoza), d’une scène à l’autre. Manifestations, chars, concerts de rock, porte-avions, détente hippie, incendies et matraquages, le Che exhibé.
Après quoi, Patrick Rotman (déjà réalisateur de l’Ennemi intime , Été 44 et les Survivants ) repique à Monterey, à 180 kilomètres au sud de San Francisco. Où se déroule en juin 1967 le premier des festivals pop. Trois jours de scène. « De paix et d’amour. » Ça roule des joints et se roule dans l’herbe, les pupilles dilatées. Rock, sexe et drogue. Des ingrédients qui donnent le ton de la révolte juvénile. De l’autre côté du Pacifique, à 10 000 bornes, l’histoire s’écrit au napalm. « Good morning Vietnam ! » , crache une radio kaki.
Début 1968, 500 000 jeunes Américains combattent au Vietnam. Les B 52 déversent un tonnage de bombes colossal. Des campus américains naît le refus des incorporations. Sit-in, occupations. Cassius Clay refuse la conscription. Privé de son titre de champion du monde, condamné à cinq ans de prison puis libéré sous caution, il incarne les revendications du Black Power. Fierté des origines africaines, affirmation de la virilité noire, rejet des valeurs de l’Amérique blanche. Il est l’idole des ghettos, cependant que les affrontements armés se multiplient. À l’Est, la jeunesse louche vers l’Ouest, dans le twist. Dubcek promet « un socialisme à visage humain » . C’est trop, c’est beaucoup trop pour les Russes. Ça gronde ici et là, flingue de partout, la matraque battant la mesure des idées. En Allemagne, en Italie. À la critique de l’enseignement succède la critique de la société. La France n’y échappe pas. À coups de pavés. Le mouvement du 22 mars devient l’aiguillon de la contestation. Conservatisme et gaullisme, suffit !
De l’assassinat de Luther King à celui de Kennedy, des étudiants mexicains aux manifs parisiennes, jusqu’à l’écrasement du Printemps de Prague, Patrick Rotman voit grand et large. Et sort de l’Hexagone. 1968, une année « mondialisée ». Soit une mosaïque dense, foisonnante, sombre et tragique, traversée d’espérances, qui livre des images d’un continent à l’autre, et passe les frontières avec un passeport pédagogique. Accumulant les photographies en noir et blanc, évitant le témoignage, l’entretien, rythmant le film par les concerts de Bob Dylan, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Dominique Grange et Évariste… Surtout, avec la complicité de Marie-Hélène Barbéris, puisant dans les archives en couleur.
Des images essentiellement rapportées des États-Unis, « parce qu’en France , explique le réalisateur, la télé couleur ne date que de 1967, et seulement pour quelques émissions. Les actualités, qui ont été très largement censurées au moment des événements, étaient en noir et blanc. Les télés américaines, en revanche, filmaient en 16 mm couleur, et CBS, NBC, EBC, ou encore les agences de presse comme Reuters, ont été de véritables mines d’or, où nous avons dégoté quelques pépites, notamment sur Prague et Paris » . À ces images, Rotman a ajouté des extraits de documentaires et de fictions signés par Agnès Varda, Milos Forman ou Raymond Depardon. Le matériau idéal pour dire une année clôturée par un Jan Palach s’immolant, achevée dans la gueule de bois.