« Le partage de la morale est de plus en plus intolérable »

Fondateur de Médecins sans frontières, essayiste, Rony Brauman* nous invite ici à réfléchir sur les risques d’instrumentalisation des droits de l’homme.

Denis Sieffert  • 17 avril 2008 abonné·es

Que vous inspirent les manifestations des jours derniers au moment du passage de la flamme olympique ?

Rony Brauman : Une certaine perplexité et une certaine exaspération devant tant d’incohérence à propos des droits de l’homme. Le boycott qui avait été qualifié de honteux et de stérile lorsqu’il s’agissait de la présence d’Israël au Salon du livre, alors qu’Israël venait de tuer cent vingt Palestiniens à Gaza, ce même boycott apparaît comme un acte d’humanité et de solidarité quand c’est la Chine qui tue cent vingt Tibétains à peu près au même moment. Il y a là une incohérence qui torpille la crédibilité des organisations ayant ce regard sélectif. La deuxième réflexion concerne les appels au boycott. Cette forme d’action ne peut être utilisée que dans des circonstances exceptionnelles, et non de façon indistincte. Elle empêche de parler là où il faudrait parler. Elle crispe là où il faudrait détendre. J’étais d’ailleurs contre le boycott du Salon du livre. En se faisant plus Tibétains que les Tibétains, en identifiant la cause tibétaine aux droits de l’homme, certaines organisations, comme Reporters sans frontières (RSF), favorisent plutôt un raidissement nationaliste autour des courants les plus durs au sein de la direction chinoise. Un dosage, une approche réfléchie de ces questions font partie de la défense des droits de l’homme.

Illustration - « Le partage de la morale est de plus en plus intolérable »


Une parade des troupes russes à Grozny, en mai 2007. Tout comme les Tibétains, les Tchétchènes subissent une oppression épouvantable.
ALKHANOV/AFP

Le regard sélectif qui est souvent porté sur les droits de l’homme correspond-il à une logique ?

La sélectivité résulte déjà de l’impossibilité de parler de toutes les atteintes aux droits de l’homme. À partir de quand est-on dans l’intolérable ? Quelle économie morale organise la séparation entre ce qu’on peut accepter et ce dont on doit s’indigner ? Jacky Mamou [président du collectif « Urgence Darfour », ndlr] me rétorquait dans un débat récent qu’Israël était une démocratie. Ce qui veut dire que, pour des gens comme Jacky Mamou, la mort, la torture, l’emprisonnement n’ont pas vraiment d’importance quand c’est le fait de démocraties.

Il y aurait un «côté du manche»?

Il y a « nous » et ce que nous faisons, et qui n’est pas grave parce que nous sommes susceptibles de nous améliorer, et il y a « les autres », qui sont prisonniers de leur sauvagerie. Or, dans ce partage entre « nous » et les « autres », il y a toute sorte de points aveugles. Un exemple : après les jeux de Pékin, la flamme ira à Londres. Il ne semble pourtant venir à l’idée de personne que l’on pose comme condition le retrait des troupes britanniques d’Irak.

Un autre exemple : au moment des Jeux d’Atlanta, a-t-on exigé l’abolition de la peine de mort aux États-Unis ? Non. Si bien que l’index est toujours pointé dans la même direction. Ce partage de la morale est de plus en plus intolérable.

Vous avez été cofondateur de RSF. Comment jugez-vous l’évolution de cette organisation?

Je crois que cette organisation s’est emballée. Elle connaît certes des succès médiatiques, mais se perd en même temps dans une sorte d’esthétique de la performance, du happening pour le happening. Quelle crédibilité va-t-elle faire valoir pour défendre réellement les journalistes et la liberté de la presse ? Comment pourra-t-elle désormais discuter avec les autorités chinoises?

Si la façon est critiquable, la cause, en l’occurrence tibétaine, n’est pas pour autant délégitimée…

Mais la cause tibétaine, puisque les Tibétains eux-mêmes ne demandent pas l’indépendance, c’est la cause de tous ceux qui subissent les effets de la politique sociale chinoise. C’est tout aussi bien la cause de ceux qui veulent la constitution de syndicats, ou de ceux qui revendiquent le droit de s’exprimer, par exemple dans le domaine de la santé ­ je pense en particulier à la question du sida. Dans ce contexte-là, le Tibet occupe une place parmi d’autres.

Regardez, du côté des minorités, les Ouighours, qui ont été sévèrement réprimés [voir l’article d’Éric Drouot, page suivante]. Mais on ne leur accorde aucune attention particulière parce qu’ils sont turcophones et musulmans et qu’ils n’ont peut-être pas le charme exotique des Tibétains ou des représentations romantiques que l’on peut en avoir.

Si l’on veut aller un cran plus loin, il faut s’interroger sur les risques d’instrumentalisation des droits de l’homme. Et notamment sur l’usage qui peut en être fait dans la rhétorique de la lutte contre le terrorisme. Les organisations humanitaires ont commencé à réfléchir à ces risques d’instrumentalisation. Les organisations des droits de l’homme ­ en tout cas, certaines d’entre elles ­ devraient entamer cette réflexion et clarifier les enjeux. On a vu que brandir les « droits de l’enfant » peut mener à des actions de type colonial, façon Arche de Zoé. Protéger une population en butte à une tyrannie, cela peut conduire à renouer avec une rhétorique de guerre digne du XIXe siècle impérial. Tout doit donc être pensé, les objectifs et les façons de faire.

Monde
Temps de lecture : 5 minutes

Pour aller plus loin…

« Pour Trump, les États-Unis sont souverains car puissants et non du fait du droit international »
Vidéo 17 janvier 2025

« Pour Trump, les États-Unis sont souverains car puissants et non du fait du droit international »

Alors que Donald Trump deviendra le 47e président des Etats-Unis le 20 janvier, Bertrand Badie, politiste spécialiste des relations internationales, est l’invité de « La Midinale » pour nous parler des ruptures et des continuités inquiétantes que cela pourrait impliquer pour le monde.
Par Pablo Pillaud-Vivien
Avec Donald Trump, les perspectives enterrées d’un État social
Récit 17 janvier 2025 abonné·es

Avec Donald Trump, les perspectives enterrées d’un État social

Donald Trump a promis de couper dans les dépenses publiques, voire de supprimer certains ministères. Les conséquences se feront surtout ressentir chez les plus précaires.
Par Edward Maille
Trump : vers une démondialisation agressive et dangereuse
Analyse 17 janvier 2025

Trump : vers une démondialisation agressive et dangereuse

Les règles économiques et commerciales de la mondialisation ayant dominé les 50 dernières années ont déjà été fortement mises en cause. Mais l’investiture de Donald Trump va marquer une nouvelle étape. Les échanges économiques s’annoncent chaotiques, agressifs et l’objet ultime de la politique.
Par Louis Mollier-Sabet
À Hroza, en Ukraine, les survivants tentent de se reconstruire
Reportage 15 janvier 2025 abonné·es

À Hroza, en Ukraine, les survivants tentent de se reconstruire

Que reste-t-il quand un missile fauche 59 personnes d’un petit village réunies pour l’enterrement d’un soldat ? À Hroza, dans l’est de l’Ukraine, les survivants et les proches des victimes tentent de gérer le traumatisme du 5 octobre 2023.
Par Pauline Migevant