L’œil de la forêt
Un livre relate les mythes fondateurs liés à la culture du guarana par les Indiens Sateré-Mawé, en Amazonie. Ce fruit aux vertus stimulantes est pour eux un symbole identitaire et un outil d’autonomie économique.
dans l’hebdo N° 999 Acheter ce numéro
Tout commence à une époque où les « hommes, encore épars et rares, vivaient en harmonie avec les autres espèces de l’Amazonie » . Le warana (nom traditionnel, préféré par les auteurs à « guarana » pour le différencier de la production intensive du reste du Brésil) n’est pas qu’un fruit aux vertus stimulantes ou antalgiques et une source de revenus équitables pour les Indiens Sateré-Mawé. Son nom signifie « entendement » ou « essence de la raison ». « La plante est avant tout considérée comme un être qui les accompagne, une sorte de père spirituel qui les aide à prendre des décisions justes » , racontent Bastien Beaufort et Sébastien Wolf dans Le Guarana, trésor des Indiens Sateré-Mawé.
Ce récit passe par la transcription des mythes fondateurs de cette tribu de 10 000 individus installée depuis des siècles aux confins de l’Amazonie brésilienne. La légende dit que le warana et le premier Sateré-Mawé sont nés en même temps. Onhiàmuàçabé, « première femme du monde », souhaitait venger la mort de son fils : « Toi, mon fils, tu seras la plus grande force de la Nature. Tu libéreras les hommes de nombreuses maladies […] Tu feras le bien de notre communauté, puis tu sauveras l’humanité tout entière. » Dans le jardin enchanté de Noçoquém, elle enterra les deux yeux de la dépouille de son enfant. De l’un d’eux germa le premier warana (la forme du fruit lui donne le surnom d’« œil de la forêt »), tandis que de la sépulture de l’enfant ressortit quelque temps plus tard un autre enfant, le premier Sateré-Mawé.
L’ouvrage de Bastien Beaufort et Sébastien Wolf met en évidence une vision peu commune d’un commerce équitable au service de l’affirmation identitaire, sociale et économique d’un peuple qui s’est battu pour préserver une culture profondément ancrée dans la relation à la nature et à l’environnement. Un peuple qui a mené bataille contre l’État brésilien, qui a longtemps cherché à assimiler les Indiens d’Amazonie au reste de la population. Il a combattu aussi la prédation d’entreprises comme Elf Aquitaine, qui déboula avec ses ingénieurs, ses hélicoptères et ses explosifs au début des années 1980 pour prospecter l’or noir. Heureusement, ces combats furent remportés par les Indiens, qui y gagnèrent aussi une force de conviction et d’organisation en instituant un organe représentatif apte à faire front : le Conseil général de la tribu Sateré-Mawé (CGTSM).
C’est l’entreprise Guayapi Tropical, spécialisée dans le commerce des plantes, membre de la Plateforme pour le commerce équitable, qui importe le Guarana des Sateré- Mawé depuis le début des années 1990. La tribu ne l’avait pas attendue pour commercialiser la plante puisque, dès le XIXe siècle, le naturaliste Carl Van Martius relate un « intense commerce du warana dans la région » . Le « projet guarana » de Guayapi a été motivé par la conviction des Sateré-Mawé que leur autonomie économique devait servir au maintien de leur identité et de leur patrimoine culturel. C’est pourquoi Guayapi, au-delà de la question de la juste rémunération, s’est engagée à commercialiser le guarana sauvage, produit traditionnel confectionné par la tribu selon un savoir-faire ancestral qui conserve au fruit toutes ses caractéristiques physiologiques (stimulant intellectuel, antalgique, diurétique, etc.). Le commerce équitable « est devenu un instrument puissant de réappropriation de leur futur » , résume l’ouvrage. Dans la même logique, en 1999, le CGTSM a proclamé la « terre indigène Andira-Marau sanctuaire culturel écologique du warana des Sateré-Mawé ».
En définitive, le commerce équitable version Guayapi, dont la certification se nomme Forest Garden Product, représente une voie singulière où le produit, son origine territoriale et symbolique, et les hommes qui le produisent, sont les éléments fondamentaux de la relation commerciale [^2]. Bastien Beaufort et Sébastien Wolf en donnent une belle illustration dans ce livre à lire comme une histoire bien réelle qui trouve pourtant ses racines dans des légendes.
[^2]: Guayapi Tropical achète le guarana des Sateré-Mawé 20 à 40 fois plus cher que le guarana classique, tout en précisant que les qualités du produit ne sont pas du tout les mêmes.