Personnages et témoignages
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« Vincennes et moi… »
En mai 1968 , journaliste, chômeur et manifestant, suivant le cortège qui avait repris le Quartier latin, j’ai pénétré pour la première fois de mon existence dans une université. Il s’agissait de la Sorbonne et j’avais 28 ans.
À la fin du mois d’août, remis d’une grave blessure causée par une grenade offensive, effectuant pour l’Aurore un reportage sur les nouvelles universités décidées par le ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, j’ai trouvé dans le bois de Vincennes, dans une baraque de chantier, penchés sur une planche à dessin, un architecte et un entrepreneur exaltés m’expliquant qu’ils s’apprêtaient à construire une fac révolutionnaire comme il n’en avait jamais existé en France. Ils en voulaient pour preuve qu’elle serait ouverte aux non-bacheliers. J’étais dans ce cas, ayant quitté le lycée en première.
Le reportage publié , je me suis précipité à Jussieu, où se prenaient les premières inscriptions. En janvier 1969, dès que ce « centre universitaire expérimental de Vincennes » fut ouvert, travaillant toujours comme journaliste, j’ai commencé des études de géographie.
En compagnie, dans ce département et ailleurs, de centaines de non-bacheliers venus de tous les secteurs du monde du travail. Des années plus tard, j’ai obtenu un DEA de géographie et, au début des années 1980, j’ai commencé à enseigner l’écologie dans ce même département, tout en restant journaliste.
Pur produit de cette nouvelle université, devenue Paris-VIII malgré les efforts de la droite et la méfiance des gauches classiques, j’ai souhaité que Politis , héritier de Politique-Hebdo , dont je fus aussi un collaborateur, raconte l’histoire, avec beaucoup de raccourcis tant elle est riche, de cette université « de Mai 68 » qui fêtera ses quarante ans à partir du 13 janvier au bois de Vincennes.
Claude-Marie Vadrot
Gérard Miller, professeur au département de psychanalyse
« Quarante ans après sa création, Paris-VIII est toujours la seule université française où existe un département de psychanalyse autonome, sans liens de subordination à la psychologie. Dès sa création, c’est vers Lacan et pas vers tel ou tel psychanalyste “officiel” que le ministère se tourna, et rien ne pouvait combler davantage les étudiants contestataires que la nomenklatura des praticiens orthodoxes rebutait. Lacan n’était pas un révolutionnaire, mais, selon toute évidence, exclu de l’Association internationale de psychanalyse, il sentait comme nous le soufre et refusait de marcher au pas. Que son enseignement trouve enfin sa place à l’université, c’était bien le signe qu’au Centre expérimental de Vincennes il allait se passer quelque chose de nouveau !
Ce n’est pas un hasard si nombre des jeunes lacaniens qui devaient enseigner ensuite à Paris-VIII avaient participé activement au mouvement de Mai, et allaient se retrouver bientôt à la tête de la dernière initiative institutionnelle de Lacan, l’École de la cause freudienne. »
G. M.
François Châtelet (1925-1985) [^2]
« Depuis sa fondation, le département de philosophie s’est refusé à organiser quelque cursus que ce soit et a exclu toute progressivité et toute hiérarchie dans les cours proposés. Il en résulte que s’y côtoient des participants qui rencontrent l’enseignement de la philosophie pour la première fois, alors que d’autres, ayant suivi les cours d’universités françaises ou étrangères, sont classés comme étant du niveau de la licence ou du doctorat. »
Gilles Deleuze (1925-1995), enseignant et philosophe
« À Vincennes, le vrai changement par rapport aux cours que j’avais donnés auparavant en lycée, en khâgne ou à la Sorbonne est que j’ai cessé d’avoir un public uniquement composé d’étudiants. Ce public, complètement d’un nouveau type, c’était la splendeur de Vincennes. C’était le public le plus bigarré qui soit, le plus divers et en même temps le plus cohérent, qui trouvait là une sorte d’unité mystérieuse. Un public qui mélangeait tous les âges, qui venait d’activités très différentes, jusqu’aux malades des hôpitaux psychiatriques. Vincennes donnait à ce peuple disparate son unité. Quand j’allais ensuite dans une autre faculté, j’avais l’impression de faire un voyage dans le temps, l’impression de retomber en plein XIXe siècle. Il y avait là des gens en traitement psychiatrique, des jeunes peintres, des drogués, des jeunes architectes, tous en provenance de pays très divers. Une année, il y avait cinq ou six Australiens, on ne savait pas pourquoi, et ils n’étaient plus là l’année suivante. Des Japonais tout le temps, des Sud-Américains, des Noirs… C’était de la pleine philosophie, je crois, qui s’adressait aussi bien aux philosophes qu’aux non-philosophes, exactement comme la peinture s’adresse autant aux peintres qu’aux non-spécialistes de peinture. C’est comme la musique : elle s’adresse aussi bien aux musiciens qu’aux non-spécialistes de musique, et c’est la même musique ! La philosophie doit s’adresser aussi bien aux philosophes qu’aux non-philosophes, et ça doit être la même, sinon il n’y a rien de bon. »[^3]
Roland Barthes (1915-1980), sémiologue [1]
« C’est la fonction moderne de l’Université que de diffuser et de clarifier le savoir, mais aussi, en même temps, de le renouveler. Le département de français de Paris-VIII a eu, à cet égard, un rôle exemplaire, dans la mesure même où le renouvellement des études supérieures de la littérature française s’y est fait avec une rigueur et une fermeté d’enseignement égales à celles des universités traditionnelles. Le rôle de Paris-VIII, dans ce domaine que je connais, me paraît nécessaire et irremplaçable : dans la mutation de société qu’ils doivent affronter, les Français ont besoin de garder un rapport réel avec leur littérature et leur langue ; mais ce rapport ne peut être vivant que s’il est intelligemment soumis au renouvellement audacieux et contrôlé des méthodes d’analyse. C’est cette fonction dialectique de vigilance et de novation dont le département de français de Vincennes s’est chargé avec le succès le plus complet. »
Elles y étaient…
Annie Blondeau, membre du personnel de 1969 à 2004
« Pour moi, jeune femme en âge de trouver un boulot, la nomination à un poste de documentaliste arrivait à point nommé, en janvier 1969. Parallèlement, j’avais envie d’écrire – on dirait maintenant une maîtrise – sur un sujet qui aurait prolongé ma licence de russe chèrement acquise à la Sorbonne, après les trois années réglementaires passées à l’École des langues orientales. Je me suis tournée alors vers le seul professeur qui m’inspirait sympathie et confiance : Jacques Veyrenc, qui nous parlait de poésie aux Langues-O. Pas n’importe quelle poésie, celle d’hommes et de femmes qui tentaient de parler au bon peuple avec d’autres mots et d’autres valeurs que ceux des seuls soviets…
Rendez-vous fut pris chez Lipp . J’en fus surprise, car je m’attendais à le retrouver dans des locaux universitaires. Mais Jacques Veyrenc était déjà dans son nouveau rôle : celui de “trouver” ceux qui allaient structurer un centre universitaire expérimental dans le bois de Vincennes. Il me proposa ni plus ni moins d’accueillir les nouveaux étudiants aux côtés des enseignants du futur département de russe ! Moi, une des deux prolos du cours de russe des Langues-O ! Et c’est ainsi qu’à l’heure du thé, un jour comme les autres en apparence, j’ai commencé à côtoyer les noms les plus prestigieux des humanités françaises. Je fus ensuite, dans tous les postes occupés, y compris auprès des présidents successifs, de toutes les aventures, mésaventures, crises, échecs et réussites de Paris-VIII, et je ne regrette pas d’avoir choisi l’“expérimental” d’alors contre la sécurité académique ».
A. B.
Madeleine Jullien, directrice de la bibliothèque de Paris-VIII de 1979 à 2004
« Loin des passions et parfois des délires de certains départements d’enseignement, la bibliothèque du Centre expérimental de Vincennes, créé en 1968, située au fond du campus, était un lieu de clarté et de silence dont le fonctionnement correspondait bien à l’image d’une bibliothèque universitaire traditionnelle : collections pluridisciplinaires, personnel à la fois impressionné par l’exubérance de Vincennes et enthousiasmé de participer à cette grande aventure.
Après le transfert à Saint-Denis et le déménagement difficile et morose dans les nouveaux locaux, beaucoup trop étroits, l’intégration de la bibliothèque dans l’université s’est développée.
En 1989, un projet de construction d’une nouvelle bibliothèque, financé par l’État et les collectivités territoriales, impulsé par la présidente Francine Demichel et soutenu ensuite par ses successeurs, a vu le jour. En 1998, un nouveau bâtiment magistral, situé au cœur de l’université, construit par l’architecte Pierre Riboulet, ouvrait ses portes à tous les publics. Alors, par-delà la nostalgie, c’est, me semble-t-il, la concrétisation de “l’esprit de Vincennes”, où tout était possible, au croisement du rêve et de la réalité. »
M. J.
Irène Sokologorsky, présidente de Paris-VIII de 1991 à 1996
« Parfaitement à l’aise dans mon métier d’enseignante et ne me connaissant aucun talent particulier pour la gestion, j’ai été candidate à la présidence de Paris-VIII car celle-ci était en train de devenir “une université comme les autres”. Je souhaitais lui donner “un second souffle” dans la fidélité à nos valeurs initiales. En 1992, à côté d’une majorité de Vincennois, les nouveaux venaient essentiellement par choix, attirés par ce que Vincennes et 68 représentaient encore. Il fallait lutter contre une nette démoralisation pour ressouder notre communauté et lui redonner confiance, retrouver des formes de convivialité.
L’une des plus grandes richesses avait été la mise en contact permanente des savoirs. Après vingt ans d’une histoire passionnante et mouvementée, il convenait de réfléchir à nos expériences, d’initier dans la continuité des pistes nouvelles. Nous l’avons fait collectivement, notamment à partir de séminaires pédagogiques annuels ouverts à toute l’université au-delà des structures institutionnelles.
Il était essentiel de restaurer l’image de Paris-VIII, en suscitant des événements refondateurs. Ainsi, la pose de la première pierre de notre bibliothèque par le président de la République François Mitterrand, dont ce fut l’avant-dernière sortie. Université “en banlieue”, certes, mais pas université “de banlieue”. Pour souligner continuité et nouveauté, nous avons obtenu que notre université se nomme « Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis ». Et, dans les dernières semaines de mon mandat, un chêne venant du bois de Vincennes a été planté solennellement sur notre campus dionysien. »
I. S.
Madeleine Rebérioux (1920-2005) [1]
« Pour supporter ce travail, il faut aimer ce campement forestier où nous vivons encore, il faut savoir que là se sont forgés, entre des êtres prodigieusement différents, un réseau de relations qui ont brisé avec la hiérarchie traditionnelle, un système de communication susceptible d’anticiper sur ce que sera un jour l’université si elle veut répondre aux besoins – exotiques il est vrai aux yeux de certains – de la société où ils vivent, où nous vivons. »
Ils y étaient…
Pierre Merlin, président de Paris-VIII de 1976 à 1980
« Mai 1968 a été à l’origine de la création de l’université de Vincennes. Les principes posés par le ministre Edgar Faure étaient révolutionnaires pour l’époque : ouverture au monde contemporain, accès des salariés (même non-bacheliers), cours du soir, nouvelles disciplines (psychanalyse, sciences de l’éducation, urbanisme). Leur mise en œuvre, quelque peu chaotique, a mêlé échecs et réussites. Sans doute 10 % de réussites. C’est peu ? C’est au contraire plus qu’honorable pour une expérimentation, qui s’est d’ailleurs largement diffusée ensuite, pas toujours pour le meilleur. En 1980, Alice Saunier-Séïté, ministre des Universités, a puni la faculté en l’exilant à Saint-Denis sur un site de deux hectares. On ne peut, avec le recul, que regretter qu’elle n’ait pas été encore plus agressive. Si elle avait supprimé cette université, le mythe de Vincennes innovante et en pointe sur le plan des idées serait demeuré intact. Au contraire, rebaptisée Paris-VIII-Vincennes à Saint-Denis, l’université s’est banalisée. Alice Saunier-Séïté a réussi à tuer Vincennes : par un lent déclin. »
P. M.
Claude Frioux [^4], premier président de Paris-VIII
« Nicolas Sarkozy, outsider ambigu de la politique française, ayant pris Mai 68 en otage paradoxal, il est opportun de revenir sur le sujet. Le journaliste Viansson-Ponté affirmait à l’époque que la “France s’ennuyait”. Elle était plutôt dans une sorte de léthargie heureuse. Cette bizarrerie géniale que fut le gaullisme avait clos la plupart des dossiers que le Front populaire, avec sa casquette sur les yeux et son litron, s’était bien gardé d’aborder : le vote des femmes, les nationalisations ou la décolonisation.
La France souffrait bien d’un malaise larvé, moins une privation qu’un manque. Les différents champs de la vie collective étaient cloisonnés et hiérarchisés de façon obsolète. […] En 1968, la conscience de ce manque était si subtile que, de façon inattendue, le foyer de sa projection dynamique fut le monde de l’étude et de l’esprit créatif. Dans le grand tumulte qui se produisait se dégagea la figure d’une institution surgie de façon originale, et où s’est quelque temps résumé l’essentiel des réponses proposées aux nouvelles problématiques. Cette institution originale fut inventée de toutes pièces par un ministre affolé qui y voyait un abcès de fixation ou un contre-feu destiné à déplacer l’agitation loin de la Sorbonne.
L’organisation de cette université résumait toutes les formes d’aspirations nouvelles, du recrutement des étudiants salariés contournant le baccalauréat à l’introduction de nouvelles disciplines jusque-là bannies de l’honorabilité académique. Dans tous les domaines, les logiques académiques ordinaires se trouvaient rénovées et élargies sous le signe d’une révision fondamentale et quasi épistémologique du rapport entre théorie et pratique. […]
Avec les années, l’expérience vincennoise devait contribuer à une régénérescence du profil de nombreuses universités françaises. […] Si l’on devait choisir une image emblématique de 1968, ce ne serait pas la lourdeur provinciale et le sourire imbécile d’un Cohn-Bendit face à un CRS impavide, mais les figures d’un Gilles Deleuze ou d’un Alfred Kastler défilant sur le bitume du carrefour Port-Royal. »
C. F.
[^2]: Les citations de François Châtelet, Roland Barthes et Madeleine Rebérioux sont extraites de Vincennes ou le désir d’apprendre (éd. Alain Moreau 1978) ou de coupure de presse.
[^3]: Extrait de l’Abécédaire, de Claire Parnet et Pierre-André Boutang, en DVD aux éd. Montparnasse.
[^4]: Président de 1971 à 1976, puis de 1981 à 1986.