« La véritable question est celle de l’égalité »
À l’occasion de la mobilisation dans l’Éducation le 15 mai, l’écrivain et professeur de français Pierre Bergounioux rappelle que l’école ne saurait être réformée sans que ne change la société qu’elle reproduit.
dans l’hebdo N° 1002 Acheter ce numéro
Vous qui titrez votre ouvrage « École, mission accomplie » [^2]
, que pensez-vous de la mobilisation qui secoue le monde de l’Éducation depuis la mi-mars et culmine ce 15 mai ? Sommes-nous à un tournant dans la vision de l’école ?
Pierre Bergounioux : Les suppressions de postes vont alourdir la tâche des enseignants. Les chiffres annoncés, dans leur nudité, se traduiront, dans les faits, par une difficulté accrue à ouvrir les élèves aux valeurs les plus hautes, celles de discernement, de civisme, d’universalité, dont l’école demeure le foyer en ces temps de confusion et d’abaissement. La sociologie, avec Pierre Bourdieu, a porté au jour la contribution décisive de l’institution scolaire à la consécration des privilèges, à la légitimation de l’inégalité. La politique scolaire actuelle s’inscrit dans un projet dont la principale caractéristique, sans doute, est que ses instigateurs sont acquis aux axiomes des sociétés de business, produire pour produire et dépenser ce qu’on a gagné à Eurodisney.
« L’école n’est pas la source mais le reflet des différences qu’on observe hors de ses murs. » AFP
On entend répéter que l’Éducation nationale est impossible à réformer. L’école, « l’affaire de tous », est-elle – encore — le lieu où commencer à transformer la société ? Ou seulement le lieu où commencent les inégalités ?
L’école est seconde, comme tout ce qui relève de la pensée. Ce qui est déterminant, ce sont les rapports de production, la répartition de la richesse. C’est pourquoi l’école est le dernier endroit où chercher à les changer. Elle n’est pas la source mais le reflet des différences qu’on observe hors de ses murs. Les classements scolaires sont des classements sociaux, les degrés d’intelligence que l’école mesure et ratifie, l’expression transfigurée de la hiérarchie sociale, définie par les ressources économiques et les capacités techniques garanties, justement, par des diplômes. L’Éducation nationale ne saurait être réformée sans qu’on envisage de changer la société dont elle assure la reproduction.
Quel rapport au(x) savoir(s) induit le « socle commun », instrument majeur des réformes défendues par Dominique de Villepin, Gilles de Robien puis Xavier Darcos ? Faut-il y voir un idéal démocratique ou l’axe central d’une école à deux vitesses ?
Quel crédit accorder aux déclarations d’hommes politiques réactionnaires ? Leur principale préoccupation est de perpétuer l’ordre des choses, de contourner ou de dissimuler sous un rideau de fumée la seule véritable question, qui est celle de l’égalité.
Vous êtes favorable à l’orientation de certains élèves vers des filières d’apprentissage avant 16 ans. Pour quelle raison ?
C’est une position dictée par l’expérience, éprouvante de part et d’autre, de certains élèves issus des fractions les plus démunies de la population. L’action pédagogique s’apparente, pour ce qui les concerne, à une destruction absolue de soi, et la culture savante, qui est l’expression de groupes favorisés, à une stigmatisation sans appel des façons d’agir, de penser, de sentir qu’ils ont prises ingénument, comme tous les enfants, à leur groupe d’origine. Lorsque le dénivelé est trop grand entre ces deux cultures, ils adoptent une attitude de refus agressif, de révolte, qui est doublement funeste, à eux-mêmes, d’abord, et aux autres élèves ainsi qu’aux enseignants. Le mieux, ou le moins mal, en pareil cas, est encore de leur permettre de faire des choses valables en tant que telles, sans le caractère toujours relatif, comparatif, concurrentiel qui s’attache aux objets de l’enseignement général et leur notifie, jour après jour, leur nullité profonde, leur irrémédiable indignité.
Comment expliquer aujourd’hui la prédominance du scientifique sur le littéraire, du technique sur les sciences humaines ? Cela a-t-il à voir avec la capacité à « produire des richesses » et le déclassement des intellectuels ?
Nous avons changé d’âme en l’espace d’une génération. Il faut en chercher l’explication dans le retournement de la conjoncture politique de la fin des années 1970, avec l’autodestruction du socialisme réel, la régression confessionnelle des mouvements de libération nationale, la disparition des partis ouvriers européens. C’était l’occasion, pour la bourgeoisie mondiale, de proposer une version rajeunie, pimpante, du capitalisme, c’est-à-dire de persuader les hommes qu’ils sont essentiellement des agents économiques dont la fin suprême est le gain pécuniaire. Le succès est indéniable. La plus grande partie de l’humanité semble partager l’idée que le souverain bien consiste en des produits manufacturés dont la cession, sur le marché global, livrera le profit moyen ou extra lorsque des tensions apparaissent dans un secteur quelconque, le pétrole, les denrées agricoles… Cet article de foi est un arbitraire culturel parmi d’autres. Je lui préfère celui auquel nous sommes restés longtemps attachés dans ce pays, parce qu’il légitime les rapports de force que sont les relations économiques et promeut des formes d’identité aliénées, réifiées, que l’anthropologue américain Marshall Sahlins résumait en ces termes : « On produit désormais des sujets pour les objets et non plus des objets pour les sujets. »
Les intellectuels ont partie liée, par définition, avec les choses de l’esprit, qui sont, quoique très réelles, immatérielles, étrangères aux gratifications immédiates du monde sensible, d’un accès malaisé. Que faire, sous le souffle tempétueux du néolibéralisme, sinon attiser, dans un abri précaire, la tremblante flamme ?
Que pensez-vous de la remise en cause présidentielle de l’héritage de 68, qui aurait « liquidé l’école de Jules Ferry » ?
Comment prendre au sérieux les discours du Président ? Son inculture robuste, bavarde et décomplexée frappe de nullité tout ce qu’il peut bien raconter. Il y a, d’un côté, ce qui se passe, de l’autre, ce qu’il en pense, et nul rapport entre les deux. Ce sont ses actes qui sont significatifs. D’autant qu’il ne s’embarrasse pas d’euphémiser ses attendus et ses visées.
Vous écrivez : « La lutte des classes se poursuit dans les classes. » Quel est-il, le rêve égalitaire, dans l’école d’aujourd’hui ?
Il n’y aura d’école pour tous qu’autant que le peuple français décidera de donner corps à la passion égalitaire véhémente et contrariée, irrationnelle, qui l’anime depuis le siècle des Lumières. Il se peut que cette passion, née dans des conditions situées et datées, historiques, transitoires, ne survive pas au bouleversement dont nous sommes les protagonistes et les témoins. Il y aura à jamais les gens « intelligents », comme disaient, dans ma jeunesse, ceux qui n’avaient pas étudié de ceux qui l’avaient fait ; et puis les idiots, que Robespierre rangeait, avec les fripons décorés du nom de roi et les banquiers, parmi les ennemis de la Révolution. Il se peut que le vent de l’histoire change de lit et que tous les hommes entrent un jour dans cette clarté seconde, merveilleuse, dont la grande culture, que l’école, seule, transmet, est la clé. Mais les ressorts de pareille éventualité résident hors de ses murs. Ils sont politiques, et jamais nous n’avons été aussi loin de les faire jouer.
[^2]: École : mission accomplie, entretiens avec Frédéric Ciriez et Rémy Toulouse, Les Prairies ordinaires, 2006, 220 p., 16 euros.