Le déclin de l’idéologie américaine
Louis Uchitelle, journaliste au « New York Times », a enquêté sur les licenciements présentés comme inéluctables aux États-Unis. Il montre leurs conséquences désastreuses pour les personnes et appelle à la résistance.
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L’Amérique serait-elle en train de se réveiller de son sommeil dogmatique libéral ? Dans le Salarié jetable, le chef du service économique du New York Times, Louis Uchitelle, relève qu’en 25 ans, plus de 30 millions d’Américains ont perdu leur emploi. Et décrit des travailleurs ébranlés dans leur estime d’eux-mêmes. Qu’ils soient cadres, employés ou ouvriers, ces derniers vivent tous désormais avec la peur de perdre leur emploi. Mais plus qu’une alerte sociale, le livre exhorte les salariés à la mobilisation et propose des solutions : renforcement des services publics, augmentation du salaire minimum, transparence des entreprises et intervention de l’État, non pas comme « un stimulant provisoire de type keynésien, mais avec des dépenses régulières pour satisfaire des besoins légitimes et accroître le bien-être de la population » . En somme, sans adopter un point de vue révolutionnaire, c’est bien un changement de modèle qu’appelle l’auteur de ses vœux.
« Il n’est pas question de nier la mondialisation des échanges », prévient Louis Uchitelle. Son objectif implicite est sans doute de réveiller un parti démocrate qui a « capitulé » face aux dérives ultralibérales du marché. « Il s’agit d’évaluer les coûts impliqués par les licenciements – tous les coûts – et d’avoir la volonté d’agir sur ce qu’une telle évaluation nous enseigne » . Voilà pour la méthode, qu’on peut qualifier de « pragmatique », ce qui ne signifie pas « absence d’idéal ». Le mot renvoie en effet à une école de pensée expérimentale, née à la fin du XIXe siècle, qui, sous l’influence de John Dewey, évolua vers une philosophie sociale. Dans cet esprit, le dessein de Louis Uchitelle est de redonner une logique argumentative et concrète à une gauche américaine peu friande de lyrisme révolutionnaire. Et de lui permettre ainsi de reprendre ses droits sur une réalité confisquée par l’idéologie ultralibérale dominante.
Quand Robert M. Solow, prix Nobel d’économie, reproche à l’auteur de donner « parfois l’impression que les firmes ont une alternative aux licenciements », ce dernier rétorque : « Impossible de répondre à cette question à défaut d’une comptabilité publique adéquate des licenciements. Le jour où cet inventaire exhaustif sera entrepris, le calcul des coûts devra tenir compte des dégâts infligés à la santé mentale. »
Louis Uchitelle se veut donc « pratique » pour convaincre l’opinion, en se plaçant du point de vue de la santé des Américains. De même que « nous nous fédérons en vue d’évaluer les dégâts causés à l’environnement, souligne-t-il, restreindre les licenciements et les dommages qu’ils infligent à la santé publique » se justifie. En faisant témoigner psychiatres et salariés humiliés, l’enquête met en lumière « la douleur, l’angoisse et, au bout du compte, [les] maladies mentales chez tant de personnes dans ce pays ». Parce que cette impression d’être « jetable » reste un traumatisme difficile à dépasser par la seule volonté. Et l’auteur de battre en brèche le « mythe » , très répandu aux États-Unis, selon lequel « les chômeurs seraient censés se tirer eux-mêmes d’affaire. Ils ont perdu leur emploi, nous explique-t-on, parce qu’ils valaient moins que ce qu’ils coûtaient. Or, il ne tient qu’à eux d’augmenter leur valeur. S’ils échouent, c’est la preuve qu’ils n’ont pas pris les bonnes mesures et portent la faute de leur inactivité »…
En outre, l’ouvrage tient à rappeler la généalogie de cette « révolution qui nous a vus passer d’un esprit de solidarité et de partage au chacun pour soi de la responsabilité individuelle » . Louis Uchitelle veut ainsi lutter contre l’oubli et compte sur « les vertus curatives » de « cette remise en perspective historique, qui devrait suffire à nous arracher à cet acquiescement et à reconstruire une résistance » . Cette histoire, très détaillée dans le livre, c’est celle « des progrès de la sécurité de l’emploi en Amérique, amorcés dès la fin du XIXe siècle et poursuivis pendant 90 ans, son effritement à partir des années 1970, puis, à mesure que les obstacles aux licenciements cédaient les uns après les autres, notre acquiescement ». Or, les démocrates ne sont pas étrangers à cette résignation. Louis Uchitelle dénonce ainsi le « feu vert » de Bill Clinton, qui « renonça à tenir l’une de ses promesses qui l’engageait à interdire aux entreprises de congédier des grévistes en les remplaçant par des employés permanents. Lors de la levée de boucliers de 1996 contre les pratiques de licenciement, Clinton évita d’adresser des critiques au patronat, une confrontation qui, en cette année électorale, aurait fait courir le risque d’un conflit de classes ».
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Un risque qu’il faudra pourtant courir, à en croire Louis Uchitelle. Drôle de leçon pour le parti démocrate, surtout de la part d’un journaliste du New York Times, qui appelle traditionnellement à voter pour ses candidats ! *Le Salarié jetable est donc aussi un avertissement pour ceux qui, en Europe, prennent le parti démocrate américain en modèle : même aux États-Unis, l’idéologie synonyme de résignation face aux dérives du marché ne va plus de soi.