Mauvaises bases

Présentés par l’administration comme des outils de gestion et d’amélioration de la réussite scolaire, les fichiers d’élèves inquiètent parents et enseignants, qui craignent qu’ils ne deviennent des instruments de marquage social.

Christine Tréguier  • 8 mai 2008 abonné·es

Quels que soient les arguments avancés pour sa mise en œuvre, le fichage des scolaires reste un sujet sensible. Toute immixtion dans la relation privée liant parents et enseignants est vécue comme une menace et se heurte à l’hostilité de collectifs. Dernier exemple : un panel de 35 000 élèves que la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l’Éducation nationale se propose de suivre de la sixième jusqu’à la terminale, afin d’étudier les différentes scolarités et politiques éducatives.
C’est la septième étude de ce genre depuis 1973, mais le questionnaire envoyé aux familles et le caractère obligatoire de l’enquête ont, cette fois, fait réagir certains parents. « Nous sommes inquiets de la nature de certaines questions telles que : êtes-vous Français ? Français né à l’étranger ? Sinon, où êtes-vous né ? Parlez-vous le français ? Combien gagnez-vous par mois ? Combien de CD avez-vous à la maison ? etc. » , explique Thierry Chanterelle, délégué national de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE). « Nous avons vérifié, poursuit-il, les enfants dont le nom a une consonance étrangère sont surreprésentés dans le panel. »

Illustration - Mauvaises bases


Les directeurs d’école s’exposent à des sanctions s’ils refusent le fichier « base élèves ». Kovarik/AFP

Jean-Paul Caille, responsable des panels à la DEPP, ne comprend pas « ces réactions disproportionnées » . Les données sont rendues anonymes et les questions sur la nationalité n’avaient posé aucun problème lors de l’étude organisée en 1997. La DEPP n’a ni le droit ni sans doute l’intention de divulguer ces données à des tiers. Mais l’insistance sur la nationalité ou le niveau de revenus a de quoi fâcher à une période où l’amalgame délinquance-immigration-milieux défavorisés est omniprésent.

Le contexte actuel est très différent de celui d’il y a dix ans. Le rapport Benisti sur la prévention de la délinquance, publié en février 2005, a changé la donne. Il préconisait en effet la « détection dès le plus jeune âge des comportements déviants » et voyait dans le bilinguisme une source de difficultés scolaires, et donc le germe de la délinquance [^2] . En mars 2007, la loi de prévention de la délinquance (LPD) instituait une forme de « secret partagé » entre le maire et les organismes sociaux, de santé et scolaires via des fichiers de repérage de l’absentéisme, pudiquement nommés fichiers « pour l’amélioration du suivi de l’obligation d’assiduité scolaire » (voir Politis n° 993). Sans oublier les impératifs de « maîtrise de l’immigration », qui ont fait porter la suspicion sur les enfants scolarisés de sans-papiers, déclenchant la création et la mobilisation du Réseau éducation sans frontières. « Le maire est rendu destinataire de toutes les informations concernant les familles en difficulté, résume le magistrat Serge Portelli. La vraie rupture est là, nous passons sans crier gare d’un système d’aide à un système de surveillance. » Une surveillance qui ronge le lien de confiance entre parents et enseignants, et transforme ces derniers en délateurs.

La position des directeurs d’école est très inconfortable. Le Code de l’éducation les oblige à informer les maires de tout absentéisme prolongé (à partir de quatre demi-journées par mois). Et leur hiérarchie les menace de renvoi s’ils ne renseignent pas la « base élèves ». Ce fichier, présenté par l’Éducation nationale comme un simple outil de gestion des effectifs et de suivi des parcours, concerne les élèves de la maternelle au CM2. Mis en place à titre expérimental depuis 2005, il doit se généraliser d’ici à septembre 2009. Problème : il centralise à l’échelon local (académie et rectorat) des données touchant à l’état civil, à la scolarité, aux activités périscolaires et aux besoins éducatifs des élèves, et le maire peut avoir accès à ces informations. « Comment croire sérieusement au non-croisement des données des administrations locales et de l’Éducation nationale ?, s’interroge Laurent Ott, sociologue et membre du groupe Claris [^3]. D’autant que les récentes lois mettant en œuvre des mesures “éducatives” à l’encontre de familles jugées défaillantes rendent nécessaire leur collaboration ».
La mobilisation de collectifs rassemblant parents, enseignants, syndicats et militants des droits de l’homme a débouché, le 3 octobre 2007, sur l’annonce par le ministère de la suppression de trois types de données initialement prévus dans la « base élèves » : la nationalité des élèves, leurs « langue et culture d’origine » et la date d’entrée en France des enfants étrangers. Mais cela n’a pas suffi à rassurer les réfractaires, qui continuent à demander le retrait du fichier. Selon eux, « le véritable problème ne provient pas de l’intitulé des champs, mais de la vision centralisatrice des informations nominatives, qui ravale les enseignants et directeurs d’école au rang d’opérateurs de saisie. La grande modification apportée par ce logiciel est l’éloignement de l’information et de son traitement de l’école, ce qui implique que les éducateurs perdent le contrôle sur l’utilisation des données concernant les élèves ».

La réquisition de données auprès des écoles peut se prévaloir d’un autre motif : le Programme de réussite éducative (PRE), prévu par la loi Borloo pour l’égalité des chances (31 mars 2006). Repérage des signes d’échec scolaire dès le plus jeune âge, comité de pilotage, contrat de responsabilité parentale : c’est une version soft de la LPD. À Pau, le PRE est géré par le Groupement d’intérêt public-développement social urbain, en charge de la sécurité et de la prévention de la délinquance. La fiche de renseignements intitulée « Proposition d’éléments de repérage des signes de fragilité » a fait tiquer les directeurs d’école des quartiers sensibles de la ville. Il leur est en effet demandé de signaler si les élèves ont « une grande faiblesse dans la mise en œuvre de la langue » , s’ils sont absents plus d’une demi-journée par mois, s’ils font preuve de violence ou d’introversion, s’ils ont des problèmes de santé… La rubrique « situation familiale » en dit long sur les populations visées : bénéficiaires des minima sociaux, parents en recherche d’emploi, familles monoparentales et occupants de logements inadaptés. Plusieurs directeurs ont refusé de se prêter au jeu, et le projet a été suspendu par la nouvelle élue Martine Lignières-Cassou (PS). Pour le syndicat SNUipp-FSU 64 « les items retenus dans la grille appellent des raccourcis très contestables entre situation familiale, comportements de l’enfant, santé et réussites scolaire et éducative ».

Discours sécuritaire aidant, les administrations locales semblent désormais témoigner d’une approche décomplexée du fichage. Les inspections académiques ne sont pas en reste. En septembre 2007, les directeurs d’écoles du Haut-Rhin ont reçu un mail leur intimant de signaler « dans la journée » les élèves sans papiers ! Une erreur due au « dysfonctionnement d’un service » , se contentera de préciser l’inspection académique quelques jours plus tard. En avril 2008, c’est un inspecteur de l’Éducation nationale qui a demandé aux maîtres de CP de lui communiquer « par mèl » un tableau nominatif des évaluations des élèves, indiquant ceux qui entrent dans le dispositif Rased (Réseau d’aide et de soutien pour élèves en difficulté). « Il n’y a plus aucune prudence, aucune sécurité dans la diffusion des données personnelles » s’alarme François Nadiras, membre de la section LDH de Toulon. Autre conséquence de ce qu’on peut appeler, désormais, l’effet « Benisti ».

[^2]: En septembre 2005, l’Inserm a publié une expertise sur le « trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent » établissant une corrélation entre des difficultés psychiques et une évolution vers la délinquance. Elle préconisait le dépistage de ce « trouble des conduites » chez l’enfant dès le plus jeune âge. D’où une mobilisation intitulée « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans » , qui a porté ses fruits.

[^3]: Dont l’objectif est de « clarifier le débat public sur la sécurité ». Site : .

Société
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