Passer 68 en revue(s)
Parmi de nombreuses parutions, plusieurs revues consacrent leur livraison de printemps à Mai 68, offrant un échantillon caractéristique des multiples regards contemporains sur l’événement…
dans l’hebdo N° 1002 Acheter ce numéro
Oui, 68 fut bien l’année d’un « monde en révoltes » ! C’est en tout cas par ce titre que s’enthousiasment les animateurs de la revue Contretemps , comme une sorte de salut fraternel à ses lecteurs. Dans un numéro annoncé comme le dernier de cette revue sous sa forme actuelle – saluons à propos le travail accompli durant sept ans, en souhaitant la retrouver prochainement –, Antoine Artous, Jean Ducange et Lilian Mathieu, coordinateurs d’un dossier sur 68, offrent, grâce à de nombreux correspondants étrangers, un véritable « panorama international » de la contestation étudiante et du mouvement ouvrier en 1968 à travers le monde : Italie, Japon, Brésil, Mexique ou Pakistan (dans un passionnant article de Tariq Ali), et, bien sûr, États-Unis et France… En outre, ce dossier aborde également les mobilisations « qui n’ont pas eu pour cadre des pays capitalistes occidentaux » , comme en Pologne, à Prague ou en Yougoslavie. Les auteurs proposent donc un précieux « retour critique sur les catégories au travers desquelles il est loisible ou habituel de penser Mai » – notamment celle, « issue de reconversions post-soixante-huitardes » , que sera « l’invention du totalitarisme » au milieu des années 1970. Enfin, il faut signaler le passionnant entretien avec Jacques Rancière où, à quarante ans de distance, le philosophe salue Mai 68 comme moment de vraie « réappropriation d’une idée forte de la politique, [de] création d’un espace propre, irréductible au jeu institutionnel mais aussi à la simple manifestation de conflits sociaux sous-jacents » . Et de conclure cet échange à bâtons rompus avec son collègue Daniel Bensaïd, directeur de la revue, en forme d’hommage implicite à l’héritage de Mai 68, moment de formidable prise de parole collectif : « Nous sommes dans un moment de transition, d’incertitude, un moment où il est important d’être à l’écoute de tout ce qui est une forme effective d’affirmation d’une capacité collective et qui, par là, maintient une certaine idée de la politique » …
Dès l’introduction de ce dossier de Contretemps , les auteurs notaient combien chaque célébration de Mai 68 « en [dit] bien davantage sur les préoccupations politiques » du moment. La dernière livraison du Débat ne saurait leur donner tort. Paraissant en même temps avec un petit volume en « Folio » regroupant les articles et entretiens de la revue sur Mai 68 depuis 1981 (où figure en bonne place une « discussion » avec Luc Ferry et Alain Renaut, sur leur ouvrage La pensée-68 , interviewés par… Alain Finkielkraut !), ce numéro vient donc ajouter à la production déjà fournie de cette influente publication sur le sujet, et témoigne de l’importance de ses enjeux politiques. En effet, pour le directeur du Débat , Marcel Gauchet, « Mai 68 continue de fonctionner comme une référence au présent pour la société française » , tel un « objet chaud » qu’il serait « impossible à mettre à distance » . Or, s’il souhaite en dresser un « bilan serein » , l’auteur annonce d’emblée son objectif, en forme de jugement sans appel : « Parce que ce présent vivant de 68 contient une bonne part des problèmes de la société française d’aujourd’hui, de ses difficultés à se regarder et à se comprendre. Le regard mystifié entretenu autour de ce passé nourricier contribue puissamment à bloquer l’intelligence du présent » (sic). Reprenant la thèse très diffuse de la « ruse de l’histoire » (Régis Debray) concernant Mai 68, qui aurait de fait permis « d’adapter les mœurs à l’économie » , il poursuit, non sans violence, en fustigeant la « pensée-68 », « expression qui ramasse cette équivoque à merveille » (re-sic). La « génération 68 » n’est alors rien d’autre que « le bras armé de cette pensée, en tant que “pensée critique” » , regroupant de (souvent médiocres) « commissaires politiques de la pensée » des Lacan, Foucault, Barthes, Derrida, Deleuze, Bourdieu. Rien de moins ! Cette approche critique (qu’il déteste tant) serait depuis devenue « une fin en soi » , où, « sous le régime qu’elle a institué, la question n’est plus de savoir si une idée est juste ou non, elle est de savoir si elle est critique » . Évidemment, ce « legs le plus funeste de la génération » à ses cadets est la cause de l’effondrement des valeurs et de l’autorité. On le voit : la « rancœur contre 68 » dont parlait Deleuze, en 1977, à propos des « nouveaux philosophes », est toujours aussi vive et tenace. D’ailleurs, Jean-Pierre Le Goff, dès 1998, déclarait : « Notre problème est de redonner un sens à l’autorité » … Nicolas Sarkozy appréciera.
Critique, la revue Vacarme ne renierait certainement pas le terme. Or, pour cette revue, en ce 40e anniversaire de Mai 68, c’est bien l’autorité qui demeure la question centrale :« Lire Mai 68 comme un grand moment de contestation de l’autorité n’est sans doute pas la plus mauvaise manière de s’en approprier l’histoire. » Mieux, appréhender Mai 68 aujourd’hui revient à se demander « comment être anti-autoritaire aujourd’hui ? » . Avec, d’un côté, des réflexions sur les thèmes de l’école (Charlotte Nordmann), l’héritage lacanien et les « Noms-du-père » (Ariane Chottin) ou de l’auteur comme « autorité littéraire » (Philippe Mangeot), ce questionnement en profondeur des multiples formes de domination se prolonge avec divers entretiens, notamment (avec Dominique Memmi) sur celles mettant en jeu le corps, c’est-à-dire « l’emprise physique du dominant sur le dominé » , ou (avec François de Singly) au sein de la famille. Ce dossier, remarquablement illustré par « Kiki et loulou picasso », offre donc des pistes pour (penser) un anti-autoritarisme « au présent » . Non sans oublier que 68, comme le rappelle Pierre Zaoui, a aussi mis en lumière nos propres limites en nous faisant « admettre qu’on ne s’émancipera jamais de la question de l’autorité, parce que l’autorité fonde toujours autant l’assise des pouvoirs en place que les mouvements qui les contestent. […] Et, sur cette question, reconnaître que la première tâche aujourd’hui serait d’en renouveler la question » . Vacarme y contribue ici avec brio.