Une floraison de jardiniers

Quelque treize millions de Français cultivent leurs propres produits sur un terrain privé ou partagé. Pour des raisons économiques, pour
le plaisir ou par militantisme écologique.

Claude-Marie Vadrot  • 15 mai 2008 abonné·es

rès de Blois, installés à l’ombre entre un bois et une friche, à proximité de la Loire pour avoir de l’eau, les trois caravanes, les voitures et le gros fourgon de la famille Giorjiu ont jeté l’ancre pour quelques mois autour d’un jardin provisoire, où pointent déjà quelques pommes de terre et de minuscules pieds de tomates. Ils sont une douzaine, et le chef de clan raconte : « Depuis cinq ans, nous nous arrêtons au printemps dans un endroit tranquille. Pour cultiver. Pas vraiment pour le plaisir, mais parce que cela nous fait vite des économies. Mes frères et moi, on laisse les femmes et les gosses ici, on va travailler, on fait les marchés, on répare des voitures, on fait quelques récoltes dans la région, on se débrouille pendant que ça pousse tout seul ici. Au début, on a eu du mal, on n’y connaissait pas grand-chose. La terre, c’est pas notre truc, à nous les gitans ; la moitié des légumes crevaient, mais maintenant [les femmes] s’en sortent, elles ont appris. Je leur ai même acheté un bouquin. On est de plus en plus nombreux à faire ça. Mais faut choisir des endroits discrets. »
Le vieil homme moustachu a vite compris, comme ses jeunes frères et leurs épouses, que ces quatre à cinq mois de jardinage sauvage changeaient la vie de sa famille : « Nous en avons essayé trois déjà. Un jour, un jardinier sympa qui avait son terrain près du nôtre, en nous donnant des conseils, nous a expliqué que si ça poussait bien, c’est parce que nous nous installions sur des terrains vierges. C’est aussi lui qui m’a dit que les légumes, c’est bon pour les gosses. »
À Gien, c’est un vieil Algérien qui raconte son bonheur de cultiver le long d’une voie de chemin de fer avec l’autorisation de la SNCF, qui y voit un moyen de garder propre le bord du remblai. Comme le faisaient et le font encore des milliers de cheminots, actifs ou retraités.

Progressivement, le jardin s’installe dans le paysage culturel, économique et social du pays. S’agissant de l’économie, disons même qu’il se réinstalle en force. Comme une confusion progressive du jardin-mode, du jardin-plaisir et du jardin-nécessité. Un antidote concret à la lancinante angoisse du pouvoir d’achat. Dans la classe moyenne, celle qui passe le plus souvent du jardin-mode au jardin nécessaire, cela fait plusieurs années que les familles ont commencé à défoncer les mornes pelouses et à pousser les nains de jardin. Quitte, dans les chics copropriétés d’Île-de-France, par exemple, à susciter des polémiques. Voire des procès interminables pour quelques salades, tomates et poireaux. Ailleurs, dans le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, notamment, ces régions où un curé inventa à la fin du XIXe siècle les « jardins ouvriers », les familles en difficulté se replient sur leurs lopins de terre. De la même façon que les chefs de famille ne chassent pas pour emmerder les écolos mais pour la viande. Le lopin de terre inventé par l’abbé Jules Lemire visait à éloigner les ouvriers du bistrot et du syndicat le dimanche ; devenu « familial », il participe à la survie d’une partie de plus en plus importante de ceux qui souffrent de part et d’autre de la limite de pauvreté. Mais ils ne sont pas les seuls.
En augmentation constante, bien que la statistique en ce domaine soit hasardeuse et sujette à discussion, le nombre de ménages ayant un jardin a récemment dépassé 60 %. Chiffre qui comprend les jardins attenants aux habitations et les lopins aux portes des villes, qu’ils soient privés, octroyés par des associations dont les listes d’attente courent sur des années, ou loués pour un prix symbolique par des municipalités. Lesquelles découvrent rapidement le rôle économique de ces jardins, mais aussi leur fonction de lien social, de rencontres, d’échanges entre populations qui s’ignorent dans leurs immeubles ou leurs quartiers. Le succès des jardins partagés [^2] le prouve avec leur mixité sociale et intergénérationnelle.
Autre façon, même approximative et probablement sous-évaluée, de rappeler le niveau d’une production qui monte : sur les 850 000 tonnes de tomates consommées en France chaque année, 150 000 au moins proviennent des jardins privés ; pour les concombres, le chiffre est de 30 000 tonnes sur 100 000. Pour les radis, la production privée dépasse la moitié.

Au sein de cette cohorte des jardiniers, comme l’explique Alain Raveneau, rédacteur en chef de Rustica – qui reste le plus important (250 000 exemplaires) des hebdos de jardinage –, coexistent ceux qui font la chasse aux insectes et aux maladies avec une grosse artillerie et empoisonnent ainsi les terres avec la même efficacité que les agriculteurs productivistes, et une « tendance lourde de jardiniers écolos qui veulent à la fois manger des fruits et légumes aux goûts différents, et souhaitent protéger leur santé et la santé du milieu naturel » . Raveneau estime les jardiniers à 13 millions : « Ils sont de plus en plus actifs ; l’augmentation du nombre de fêtes des plantes et de marchés de troc de variétés et de semences en est la preuve. La crise alimentaire, les difficultés du pouvoir d’achat jouent un rôle, notamment pour les personnes âgées. En même temps, nous constatons un rajeunissement de nos lecteurs et une croissance du besoin de transmettre, de retrouver un lien avec la nature. » Ces « militants » du jardinage propre et naturaliste, ces écojardiniers qui font ouvertement de la culture de leur lopin une résistance sociale, se retrouvent dans la lecture des revues les Quatre Saisons du jardinage bio ou les Cahiers du potager.
Autre indice de la montée en puissance d’une activité qui a progressé de 23 % au cours des dix dernières années, le chiffre d’affaires du jardinage, tous aspects confondus, vient de dépasser les 6 milliards d’euros, un total supérieur à celui de la micro-informatique. D’où la multiplication des jardineries et des rayons jardin des enseignes de bricolage. Là où se fourguent encore des plantes et plants forcés et surtout des produits nocifs vendus sans le moindre contrôle.

Toutes les modes, même positives, trouvent des profiteurs peu soucieux des dégâts qu’ils provoquent : ils résistent depuis des années à une réglementation qui interdirait de vendre des produits nocifs pour la nature sans le contrôle d’un spécialiste. Mais les fabricants, les mêmes qui s’arc-boutent contre la limitation des pesticides, engrais et fongicides dans l’agriculture, savent qu’ils sont menacés à terme. L’une des chaînes de jardinerie, Botanic , a décidé de retirer de la vente directe, donc du libre-service, tous les produits toxiques et contraires aux prescriptions de l’agriculture bio. En attendant, après expérimentation dans trois magasins et en partenariat avec Terre vivante, le retrait total de tous les traitements et engrais de synthèse des rayons. Restera à déterminer à l’usage – la discussion ne concerne pas seulement cette entreprise qui reste familiale ni ce type de grande distribution – si la volonté de « développement durable » affichée relève d’une attitude commerciale intelligente accompagnant une mode ou bien d’un choix… durable de société.
Quoi qu’il en soit, comme en Allemagne, le jardin potager devient consciemment ou non, une forme de résistance passive à la malbouffe.

[^2]: À lire : Jardins partagés, utopie, écologie et conseils pratiques, de Laurence Baudelet, Frédérique Basset et Alice Le Roy, préface de Gilles Clément, éditions Terre vivante, 150 p., 23 euros.

Écologie
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