Auschwitz, l’évolution du regard

Les historiennes Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka ont donné trois conférences, rassemblées aujourd’hui en livre, sur la façon dont la mémoire des camps nazis s’est construite puis modifiée au fil du temps.

Olivier Doubre  • 12 juin 2008 abonné·es

Le lecteur se souvient sans aucun doute de l’émotion ressentie à la sortie, en 1998, du livre d’Annette Wieviorka l’Ère du témoin [^2], qui annonçait la fin prochaine de l’époque où survivants et témoins directs du génocide des Juifs en Europe peuvent encore raconter l’horreur à laquelle ils ont été confrontés. Autre souvenir de lecture tenace, le livre de Sylvie Lindeperg les Écrans de l’ombre [^3] analysait dans le détail comment le cinéma avait, selon les époques, «montré» la Seconde Guerre mondiale et les camps nazis. Ces deux historiennes, spécialistes du conflit mondial 1939-1945 et du génocide, se sont associées pour trois conférences, données au Collège de France et organisées par la Fondation pour la mémoire de la Shoah, afin de retracer l’évolution de la perception de l’univers concentrationnaire et de la destruction des Juifs d’Europe, au fil des décennies.

Lorsque, à la Libération, les opinions publiques, horrifiées, découvrent les camps nazis, que viennent de libérer les armées alliées, seule la figure du résistant déporté est reconnue et célébrée, «alors que les victimes juives sont invisibles». Plus largement, dans les premières années d’après-guerre, «le terme déporté est générique, et l’heure n’est pas aux catégories». Pour les chercheurs, l’urgence est alors de réunir les matériaux pour l’histoire — encore à écrire — de la déportation, en s’engageant dans la «collecte de documents et de témoignages, l’établissement de statistiques».

Dans ce domaine, l’un des organismes les plus actifs est le Réseau du souvenir, fondé par d’anciens déportés, en particulier sa «commission d’histoire de la déportation», où siègent d’éminents historiens (dont Lucien Febvre, Ernest Labrousse ou Pierre Renouvin) et déportés, comme Germaine Tillion. Parmi eux, une jeune historienne, juive d’origine russe née en France, débutant à peine son activité de recherche, Olga Wormser-Migot, qui porte encore son nom de jeune fille (Jungelson), s’investit particulièrement. Elle a en effet travaillé dès 1944 aux côtés d’Henri Frenay, résistant, fondateur du réseau (et journal clandestin éponyme) Combat, qui fut chargé en février~1943 par le Comité français de libération nationale de centraliser tous les documents «relatifs aux prisonniers, déportés et réfugiés», avant de devenir leur ministre à la Libération. À ce titre, Olga Wormser-Migot visite dès le mois de mai~1945 le camp de Bergen-Belsen. Elle passe aussi, dans les mois qui suivent, de longues journées à la gare d’Orsay et à l’hôtel Lutetia, où sont accueillis les déportés et rares survivants juifs du génocide — seuls 2~500 rentrent sur plus de 76~000~–, et recueille leurs témoignages. Pour elle, «cette première confrontation avec les camps sera indélébile». Peu après, en 1946, elle se rend à Auschwitz-Birkenau et à Majdanek, afin de consulter ce qui reste des archives de ces deux camps d’extermination. Elle est donc une des rares personnes à avoir, dès les premières années après la fin des hostilités, une connaissance approfondie des camps nazis.

Un autre (rare) lieu où l’on s’intéresse, à cette époque, à l’histoire de la déportation et du génocide est le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), récemment créé. Un autodidacte y travaille, lui aussi juif d’origine russe : Léon Poliakov. Il assiste à ce titre au procès de Nuremberg et en rapporte un grand nombre de documents. En 1951, son livre Bréviaire de la haine, préfacé par François Mauriac, paraît aux éditions Calmann-Lévy grâce au soutien de Raymond Aron. Il s’agit là de la «toute première histoire du génocide des Juifs, bientôt suivie par celles de l’Anglais Reitlinger en 1953 et de l’Américain Hilberg, qui peina à trouver un éditeur, en 1961».

En consacrant leur première conférence à ces figures pionnières, les deux historiennes montrent les débuts difficiles de la recherche historique sur cette tragédie. Depuis, on le sait, peu d’événements «ont été autant scrutés» par les historiens, mais, à cette époque, «le statut de l’histoire du génocide en France» est tout autre. Son histoire est en effet «écrite par des marginaux, à la périphérie de la communauté juive organisée, ignorée de l’Université, et […] fut le fait d’autodidactes passionnés apprenant leur métier sur le tas». Toutefois, ce silence qui entoure les rares travaux d’historiens sur le sujet «ménage la liberté totale des chercheurs, liberté sans laquelle rien n’est possible». Or, assez rapidement, va se dessiner le processus de «concurrence des mémoires», comme on a l’habitude de le nommer aujourd’hui. Celui-ci prend une grande ampleur lorsqu’Olga Wormser-Migot publie enfin sa thèse en 1968, après plus de vingt ans de recherches. L’historienne avait d’ailleurs eu d’emblée l’intuition de ce phénomène. Mais, lorsqu’elle écrit dans l’introduction, dans le droit fil de la perspective adoptée par Léon Poliakov et Raul Hilberg, que son ouvrage a pour objectif d’établir «le caractère fondamentalement dissemblable des deux processus, tout au moins à l’origine», que sont le système concentrationnaire et la «Solution finale», nombre de résistants déportés crient au scandale. La brouille est alors consommée entre elle et plusieurs anciens déportés avec qui elle était très liée jusqu’ici. «La maison se vide brutalement», écrivent Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka, avant d’ajouter : «Sa tragique mésaventure illustre les risques du métier, […] la difficulté d’écrire l’histoire sous la surveillance des témoins, la solitude enfin de ceux qui font œuvre pionnière»

Après ces premières écritures de l’histoire, les deux historiennes observent «l’ouverture progressive à la question du génocide» dans les opinions publiques. Tout d’abord, en France, la création du Tombeau du martyr juif inconnu en octobre~1956 et, surtout, le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, où le réalisateur, lors de l’élaboration du scénario (auquel participe d’ailleurs Olga Wormser-Migot), comprend progressivement (et montre) la «centralité» d’Auschwitz, permettent peu à peu le «début d’élucidation concernant les différences et les points de contacts entre le phénomène concentrationnaire et le génocide des Juifs». Mais c’est le procès Eichmann (à Jérusalem en 1961) qui en fait véritablement prendre conscience, cette fois-ci au monde entier. Analysé dans la dernière conférence, cet événement qui passionne alors les opinions publiques, en particulier aux États-Unis, est en effet filmé intégralement grâce à un nouveau support, la vidéo, et retransmis par toutes les télévisions du monde. Outre l’analyse qu’en fait Hannah Arendt dans son livre Eichman à Jerusalem, ce procès a pour conséquence le fait qu’Israël, désormais, «s’affirme comme le centre de la mémoire du génocide»

Ainsi, ce petit livre, réunissant ces trois textes passionnants, permet de mieux comprendre l’évolution du regard de l’opinion publique mondiale sur Auschwitz et le génocide des Juifs advenu au cœur de l’Europe. La production historiographique s’est si considérablement développée que, désormais, «aucun chercheur ne peut la maîtriser en entier». Mieux, si beaucoup d’historiens, notamment aujourd’hui en Allemagne, travaillent sur le génocide, c’est désormais «sa mémoire devenue paradigme pour tous les crimes de masse du passé et du présent» qui est l’objet de travaux de recherche. De manière aussi synthétique que fouillée, ces conférences y contribuent remarquablement.

[^2]: Plon, repris en poche, Hachette Littératures, «Pluriel», 2001.

[^3]: CNRS Éditions, 1997.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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