« Des dispositifs qui créent un rapport critique au savoir »

Philippe Corcuff est maître de conférences
de science politique à l’IEP de Lyon et membre
du conseil scientifique d’Attac. Il a participé
à la création,
en 2005,
de l’université populaire
de Lyon, qui fait partie
du réseau fondé par
le philosophe Michel Onfray. Il revient sur les raisons qui l’ont décidé à y enseigner.

Olivier Doubre  • 12 juin 2008 abonné·es

Vous enseignez à l’Université populaire de Lyon. Qu’est-ce qui vous a amené à le faire et quelles sont vos motivations ?

Philippe Corcuff : Je me situe personnellement dans la tradition des Lumières et du mouvement ouvrier, où a toujours existé un lien entre raison individuelle, connaissance et action politique. Ce lien ne peut plus aujourd’hui prendre corps comme par le passé, dans la tradition de Kautsky, Lénine et d’autres, par la voix d’une avant-garde intellectuelle qui aurait le savoir et apporterait de l’extérieur la conscience.
Toutefois, demeure l’idée que le travail intellectuel doit contribuer à nourrir l’action politique. Or, depuis la fin des années 1980, on a assisté à un mouvement de désintellectualisation au sein de la gauche classique, et même d’anti-intellectualisme (ce qui n’est pas le cas dans les gauches radicales). Aujourd’hui, il me semble qu’il y a de nouveau une attente et une revalorisation importante du travail intellectuel, notamment parmi les gens qui constituent le public militant, sympathisant, critique…
L’initiative de Michel Onfray m’a donc séduit car elle se proposait de réouvrir ce champ, dans cette période d’atonie, sans simplement considérer le travail intellectuel au seul niveau académique, universitaire. L’université populaire permet donc de développer un rapport avec un public large de citoyens critiques. En même temps, Michel Onfray lui a donné une dimension libertaire avec, après une heure de cours (dispensé de façon classique), une heure de discussion, de questions, donc de remise en cause possible du savoir délivré. On ne se contente pas de transmettre un savoir d’en haut.


Justement, quelles sont les méthodes d’enseignement que vous utilisez dans les universités populaires ?

Je pense qu’on peut aller un peu plus loin que les formes indiquées par Michel Onfray. Nous avons ainsi expérimenté à Lyon deux formes originales. La première a d’abord été développée à l’université populaire de Narbonne par un philosophe, qui est en même temps professeur de sciences de l’éducation, Michel Tozzi, et propose des ateliers « d’apprentissage du philosopher », pour les adultes comme pour les enfants. J’en ai animé un cette année pour les adultes : l’enseignant ne délivre pas un savoir, il parle à peine 10 % du temps, mais apporte des textes et des documents. C’est la vingtaine de personnes présentes qui organisent elles-mêmes leur réflexion, les gens font leurs comptes rendus, progressent par eux-mêmes, etc. On a donc là une coproduction du savoir. La seconde forme que nous avons mise au point, est ce que nous avons appelé le « cours dialogique ». On s’est en effet rendu compte que les gens ont presque toujours tendance à adhérer à ce que dit le professeur ou, moins fréquemment, sont complètement contre. En gros, ils ont ce rapport soit d’adhésion – le plus courant –, soit de répulsion. Aussi, deux personnes qui peuvent discuter entre elles sont en mesure d’aborder un sujet, chacune avec sa sensibilité, ses convictions. Bien sûr, on prépare le cours, mais celui-ci est largement improvisé puisqu’il repose sur ce dialogue entre les deux intervenants.
Ainsi, l’année prochaine, je vais renouveler cette expérience de cours dialogique en compagnie de Jean-Claude Michéa, sur les Lumières, à l’université populaire de Montpellier, car nous avons des visions très différentes sur ce sujet. Il s’agit donc d’inventer des dispositifs libertaires qui créent des rapports critiques au savoir.

Ces universités populaires auxquelles vous participez s’inscrivent-elles selon vous dans la lignée d’une histoire plus ancienne qu’était l’éducation populaire liée au mouvement ouvrier ?

Tout à fait. D’une certaine façon, Michel Onfray a réactivé cette histoire. Celle-ci reposait sur un lien qui, sans avoir été toujours facile, s’était noué entre des intellectuels républicains et des mouvements ouvriers, grâce notamment à des figures d’ouvriers libertaires et autodidactes.
Une hypothèse des historiens qui ont travaillé sur la quasi-disparition progressive des universités populaires repose sur les difficultés apparues progressivement entre les universitaires et le mouvement ouvrier. Ensuite, une autre hypothèse est que, à l’époque du développement des partis politiques et des syndicats, chacun d’entre eux s’était doté de ses propres centres de formation, de ses propres écoles : le besoin d’une université transversale s’était donc fait moins ressentir. Aussi, il n’est pas étonnant aujourd’hui, à l’heure où ces organisations n’ont presque plus d’outils de formation, que les universités populaires, par leur forme transversale, rencontrent des attentes nouvelles et un public.

Société
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