« Explorer les mythes de l’intérieur »
Robert Coover est l’un des écrivains les plus passionnants, les plus politiques et les plus drôles qui soient aux États-Unis. Rencontre, à l’occasion de la parution de son onzième livre traduit en France, « Noir ».
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Les écrivains américains qui n’entretiennent pas les mythes de leur pays ne sont pas toujours bien vus en France. Pire, on se méfie même parfois de ceux que l’on qualifie rapidement de «formalistes», parce qu’ils ressembleraient trop à des écrivains… européens ! Aux côtés de John Barth, William Gass, Thomas Pynchon et quelques autres, Robert Coover est pourtant l’un des écrivains les plus passionnants, les plus politiques et les plus drôles qui soient aux États-Unis. Coover n’entretient pas les mythes, il les explose. Il ne berce pas d’illusions, il démonte les croyances, et montre par la même occasion que deux forces opposées ne sont pas forcément antinomiques. Noir, un polar onirique et jubilatoire, est le onzième livre de Robert Coover traduit en France. L’occasion de rencontrer cet écrivain qui joue de la langue et de la raison comme avec des bâtons de dynamite.
« Le polar nourrit le besoin de désespoir et de noirceur du lecteur ou du spectateur. » DR
En France, on aime tout particulièrement les écrivains américains des grands espaces et de l’Amérique dite «profonde», ceux de l’école du Michigan notamment, comme Jim Harrisson ou Thomas MacGuane. Que diriez-vous, si, en ce qui vous concerne, on vous caractérisait comme faisant partie des écrivains des grands espaces de la langue ?
Robert Coover : Aux États-Unis, on a toujours l’impression que le monde est totalement ouvert. Aussi serais-je flatté d’être associé à quelque chose qui a à voir avec l’expansion constante du langage…
Mais cela ne correspond-il pas à une certaine réalité de votre travail ?
Je n’ai pas commencé avec la volonté de travailler spécifiquement les potentialités de la langue, mais avec des objectifs à la fois plus simples et plus compliqués. Je me suis longtemps senti emprisonné dans les mythes qui nous construisent, jusqu’au moment où je me suis mis à écrire et où j’ai pu explorer ces mythes de l’intérieur, pour mieux en prendre conscience et mieux savoir comment je me situais par rapport à eux.
Mon premier roman, l’Origine des Brunists, traite des fondamentalistes. J’ai lu alors des théologiens, et assisté en particulier à un débat entre Rudolf Bultmann, de tradition luthérienne, et Karl Jaspers. Bultmann était contre tout ce qui était fictionnel dans la Bible : Noé, l’arche, etc. Il voulait ne garder que ce qui était la voix de Dieu. Jaspers lui a répondu que la Bible n’était faite que d’histoires. Et que la meilleure façon de s’y confronter était de se projeter à l’intérieur de ces histoires. Voilà l’idée que j’ai retenue de lui.
De quels genres de «mythes» s’agit-il ?
Les plus anciens remontent à l’enfance, à l’éducation que les parents nous donnent. «Mythes» est peut-être un trop grand mot ; en tout cas, il peut recouvrir une simple anecdote entendue, les bandes dessinées ou les livres dont la lecture a été marquante, les films importants. Mais je relie aussi son sens à celui des mythologies auxquelles, plus tard, on nous demande de croire quand on va à l’église, ou quand on doit saluer le drapeau de son pays… Bien entendu, tous ces mythes sont construits avec du langage, de la langue.
Comment êtes-vous venu à l’écriture ?
À 20~ans passés, j’avais lu suffisamment d’écrivains pour commencer à appréhender comment la littérature est fabriquée. Dans les années~1950, quand Kafka a été véritablement découvert aux États-Unis, j’ai compris avec lui ce qu’était le réalisme. Puis, un peu plus tard, j’ai été marqué par la lecture de Beckett, en particulier par Malone meurt. À un moment donné du livre, tout disparaît ; le tableau est soudain effacé : il n’y a plus de décor, plus d’atmosphère autour des personnages. Je n’écris pas du tout comme Beckett, mais ce que j’ai appris grâce à lui, c’est qu’il faut chaque fois recréer à partir de rien. Et j’ai aussi appris de lui qu’on n’écrit que par nécessité. Cela dit, je ne suis pas un écrivain irlandais émigré, je suis un écrivain américain. Et mon sujet est l’Amérique.
Votre œuvre représente un contre-pouvoir envers ceux, et notamment les dirigeants de grands pays comme G. W. Bush, qui usent de la narration, de la fiction, et de la croyance naïve qu’elles peuvent susciter, comme outil de propagande. Ce qu’on nomme aujourd’hui le «storytelling»…
Je n’ai pas travaillé sur Bush mais sur le maccarthisme, qui a amplement usé du «storytelling» également. Je fais là référence à mon roman intitulé le Bûcher de Times Square [^2], qui met en scène, de façon théâtrale, l’exécution des époux Rosenberg. J’ai pris pour narrateur Richard Nixon, qui n’était alors que vice-président. Pour moi, l’intérêt de Nixon narrateur, c’est qu’il est à la fois terriblement anticommuniste et propagandiste, mais non directement responsable du procès des Rosenberg. Il constitue un instrument idéal pour pénétrer à l’intérieur de l’événement : il a le regard paranoïaque de celui qui ne fait confiance à personne, et il essaie de contrer toutes les histoires qui se racontent par ses propres histoires. En outre, comme je voulais que le roman soit drôle, Nixon avait cet avantage d’être un clown naturel.
L’une des grandes caractéristiques de Noir, votre dernier roman, est d’être dénué de manichéisme…
Oui, le sentimentalisme et le cynisme ne peuvent y exister l’un sans l’autre. Les éléments du polar ou du film noir sont nécessairement inclus les uns dans les autres ; ils sont inséparables. Le concept d’après-guerre du roman noir, que des critiques français ont inventé, englobe un monde existentialiste, corrompu, où l’anarchie règne peu ou prou… Toutes ces polarités interagissent nécessairement.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux stéréotypes du polar ?
Parce que le polar, ou le film noir, participe au mythe américain, et travailler sur les formes du polar est une façon de mettre au jour ce à quoi il correspond chez les individus. Il y a d’un côté le monde d’Hollywood, celui des paillettes, des stars, du bonheur superficiel. De l’autre, il y a celui des gangsters, du crime, de la mort. Chacun a sa fonction. Le polar nourrit le besoin de désespoir et de noirceur du lecteur ou du spectateur. Et j’ai voulu jouer avec beaucoup de respect de ce besoin de noirceur, de cette attirance pour le désespoir, tout en les rendant ridicules.
Le lecteur se perd dans l’intrigue de Noir comme il se perd dans celle du Grand Sommeil, de Raymond Chandler, adapté à l’écran par Howard Hawks. La référence est-elle exacte ?
En ce qui concerne l’intrigue, certes, on peut s’y perdre, mais j’essaie de faire en sorte que l’histoire ne se détruise pas purement et simplement au fur et à mesure qu’on avance. J’espère qu’à la fin le lecteur garde de tout ce qui précède le souvenir prégnant d’un signe, d’une image, même si ce signe ou cette image sont des abstractions.
Quant à la référence au Grand Sommeil, je la revendique, bien sûr. D’ailleurs, mon personnage s’appelle Philip M. Noir. M., c’est pour Marlowe. Et puis, «Phil M. Noir», par euphonie, cela donne : film noir…
[^2]: Le Seuil, 1980.