Face à la crise du pétrole, l’aumône sociale
Pour calmer les marins pêcheurs et d’autres professions sensibles au coût
du gazole, le gouvernement distribue des compensations financières, sans prendre en compte une crise pétrolière mondiale qui n’en est qu’à ses débuts. Un dossier à lire dans la rubrique « Écologie ».
dans l’hebdo N° 1005 Acheter ce numéro
Ca y est, l’actualité a fourni à Nicolas Sarkozy son cheval de bataille pour les six mois de la présidence française de l’Union européenne, qui démarre le 1er juillet : ce sera le projet d’un plafonnement de la TVA sur les carburants au-delà d’un certain niveau de prix.
Partie de France, la colère des marins pêcheurs étranglés par le prix du gazole s’est en effet étendue à l’Espagne, à l’Italie, au Portugal, au Royaume-Uni, etc. Des grèves illimitées étaient en cours depuis vendredi dans certains ports du sud de l’Europe. Les routiers, les chauffeurs de taxi et les agriculteurs ont pris le relais, bloquant routes et dépôts de carburant.
Nicolas Sarkozy discute avec des marins pêcheurs à Boulogne-sur-Mer.
Charlet/AFP
La proposition française n’a pourtant qu’un espoir très minime d’aboutir : il faudrait l’unanimité des~27. Bruxelles et certains gouvernements l’ont déjà critiquée : c’est un «mauvais signal» envoyé aux pays producteurs — qui en profiteraient pour augmenter leurs prix — et aux consommateurs, qui seraient encore moins incités à réduire leur consommation.
«Dès que quelqu’un propose une idée en Europe, c’est le scepticisme qui l’emporte d’abord.» Popularité toujours au plus bas, le président français a bondi sur ce rôle sur mesure : défenseur des gens «affolés quand ils vont faire le plein à la pompe», et pourfendeur des immobilismes.
En France, les professions absolument dépendantes des carburants se sont rapidement mobilisées pour réclamer leur part d’aide, après que les marins pêcheurs ont obtenu du Président la baisse du coût du gazole de 0,75~euro/l (son niveau du marché) à 0,4~euro/l. Devant le risque de voir s’ouvrir une boîte de Pandore, le gouvernement a décidé de créer un fonds d’aide alimenté par les recettes de la TVA sur les carburants. Là encore, aucune garantie de succès ou d’efficacité à terme : si la hausse du pétrole a fourni des recettes supplémentaires de TVA au premier trimestre –~169~millions d’euros –, l’excédent fiscal disponible est notamment dépendant… du dynamisme de la consommation nationale de carburant : son fléchissement, l’an dernier, avait réduit de 359~millions d’euros les recettes de l’État par rapport aux prévisions ! Éric Woerth, ministre du Budget, a beau jeu d’annoncer la «transparence» sur ce pseudo-pactole : elle permettra aussi d’expliquer qu’il n’y a plus rien à redistribuer si la «manne» vient à fondre.
Quant aux ménages les plus modestes, au lieu de les aider à remplacer leur chauffage au fioul par des énergies plus propres et moins chères, ils voient la «prime à la cuve» passer de 75 à 200~euros, parachevant une bardée de mesures de pure assistance. Avec un mot de soutien du Président : «Il faut avoir le courage de le dire aux Français : ça ne va pas s’arranger.»
Rien, absolument rien, pas un mot sur les fondements de la crise pétrolière, dont l’ampleur ne manquera pas d’emporter ces piètres pare-feu, préparant une prochaine crise sociale plus grave, qui pourrait aussi mobiliser les personnes à revenus modestes dépendantes de la voiture [^2]. Le prix du baril a été multiplié par six depuis 2002, approchant désormais les 140~dollars. L’escalade est pourtant loin de son terme, estiment de nombreux économistes. Alors que le pic mondial de production pétrolière pourrait déjà être atteint (environ 90~millions de barils par jour), et que la demande planétaire croît toujours aveuglément, certains évoquent un baril à 300~dollars d’ici quelques mois !
Les gouvernements, français en tête, renvoient sur «les autres» la responsabilité de ce qu’il faut bien appeler un troisième choc pétrolier : c’est la faute à la vigueur de la demande des pays émergents comme la Chine et l’Inde ; ou bien ce sont les pays de l’Opep qui refusent d’augmenter leur production de pétrole pour calmer les marchés. Ces derniers, qui entendent profiter de la flambée des prix, rétorquent que les marchés sont bien approvisionnés, et que les responsables sont les spéculateurs qui se rabattent, échaudés par la crise des «subprimes», sur les matières premières — blé, riz, pétrole, etc.
Pour Jean-Marc Jancovici, spécialiste des questions climatiques et énergétiques, les sociétés industrielles refusent d’admettre la réalité, s’abusant du mythe de «l’énergie chère», alors qu’il fallait dix fois moins de temps de travail en 2004 qu’il y a un siècle pour se payer un kilowattheure d’énergie. L’abondance d’un pétrole dont le prix réel a régulièrement baissé, contrairement aux apparences, nous a entretenus dans l’illusion d’un luxe nous permettant d’accroître sans discontinuer le nombre de kilomètres parcourus chaque année, mais aussi la quantité de tous les biens de consommation. Dont le coût, directement lié au prix de l’énergie, moteur de toute production, est désormais condamné à augmenter : les hydrocarbures pourvoient à 80~% de la consommation mondiale d’énergie. «Ristourner le gazole aux pêcheurs en croyant leur rendre service, estime Jean-Marc Jancovici, c’est leur mettre un peu plus la tête sur le billot pour plus tard… Contrairement aux apparences, l’augmentation des taxes sur l’énergie est une meilleure potion pour l’avenir.»
Dès lors, est-ce un hasard si la profession a pour autre souci majeur, avec le prix du gazole, la raréfaction du poisson un peu partout sur la planète ? La surpêche trouve en effet aussi son moteur dans la surconsommation des ressources planétaires. Elle touche désormais… 88~% des stocks européens, selon la Commission européenne ! Lancée en 2002, la réforme communautaire de la pêche a échoué, déplore Bruxelles, qui constate que les quotas de prises fixés par les pays dépassent systématiquement, et de très loin, les recommandations des scientifiques. La semaine dernière, dans une Europe de la pêche en pleine ébullition, Bruxelles n’a ainsi pas hésité à réclamer un durcissement sensible des quotas, parlant de situation «alarmante».
[^2]: Le vote de la première loi d’application du Grenelle de l’environnement, qui contient les premières mesures structurantes pour lutter contre le dérèglement climatique et inciter aux économies d’énergie, vient même d’être renvoyé à la rentrée, pour cause «d’encombrement du calendrier parlementaire». La France a pourtant annoncé que la lutte contre le dérèglement climatique serait la priorité de sa présidence de l’Union.
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