La Chine a bon dos…
dans l’hebdo N° 1008 Acheter ce numéro
Ces derniers mois, des émeutes de la faim ont touché 35~pays dans le monde. Comment expliquer la hausse extravagante des matières premières et des produits agricoles depuis deux ans ? Selon les analystes, c’est la sécheresse en Australie pour le blé, la croissance de la production d’éthanol aux États-Unis pour le maïs, la perspective du «pic pétrolier» et de l’épuisement des ressources pour le pétrole,etc. Mais le grand responsable cité partout, c’est la Chine, qui aurait soudain fait main basse sur les ressources planétaires.
Certes, les importations chinoises de pétrole augmentent de 10 à 15~% par an. Pourtant, elles ne représentaient encore en 2007 que 3~% de la production mondiale. La Chine n’est responsable que du quart de l’accroissement de la demande mondiale, tirée surtout jusqu’en 2007 par les États-Unis. Si l’explosion récente des prix provenait d’un déséquilibre entre l’offre et la demande, la récession américaine aurait dû en bonne logique calmer les marchés. C’est exactement le contraire qui se produit…
Concernant les céréales, la Chine a encore moins de responsabilité dans la flambée des prix : elle est pratiquement autosuffisante en la matière, participe très peu au commerce mondial de céréales, et y est même excédentaire. Même chose pour le lait : la Chine n’en importe presque pas (il représente 0,2~% de sa consommation), et ses importations, déjà très faibles, ont diminué en 2007 et en 2008. Quant au café, l’idée même d’un «effet Chine» est risible : la Chine ne consomme quasiment pas de café (seulement 45~000~tonnes importées en 2006). Le marché mondial ne présente d’ailleurs aucun signe de pénurie, au contraire. Pourtant, le cours du café atteint en 2008 un niveau record.
La Chine n’est pas le seul méchant de l’histoire officielle. Récemment, les institutions financières internationales — par la voix des présidents de la Banque mondiale et du FMI, Robert Zoellick et Dominique Strauss-Kahn — ont accusé les agrocarburants de la flambée des prix agricoles. Il est certain que le recours aux agrocarburants, pour accroître la consommation d’énergie et permettre la prolongation de nos modes de vie fondés sur le gaspillage, est une absurdité sociale et écologique. Il est probable que l’utilisation du maïs pour produire de l’éthanol pousse à moyen terme le prix mondial des céréales à la hausse. Mais comment prétendre que l’éthanol pourrait expliquer la hausse de 300~% du blé en un an, ou le récent doublement du prix du riz en trois mois ? Sans parler du pétrole, du café, du cacao ou des métaux, qui n’ont aucun rapport avec le maïs… MM. Zoellick et Strauss-Kahn tenteraient-ils de détourner l’attention des vraies responsabilités ?
Depuis plusieurs années, les prix de certains produits agricoles étaient orientés à la hausse. Mais, avec l’absurde emballement de 2007-2008, la hausse change de nature : elle ne résulte plus d’un déséquilibre entre l’offre et la demande de certains produits, mais d’une ruée sur les titres indexés sur ces produits. Après la «nouvelle économie» et l’immobilier, c’est sur les matières premières et agricoles que les spéculateurs s’abattent comme un nuage de criquets dévastateur. Pas moins de 140~fonds indexés partiellement ou totalement sur les prix des matières premières agricoles ont été lancés en février dans l’Union. À Paris, sur le marché à terme de 2005 à 2007, le nombre des contrats sur le blé est passé de 210~000~à 970~000. C’est la spéculation financière, et non la Chine (ni même les agrocarburants), qui transforme les tensions et déséquilibres, présents sur divers marchés pour des causes spécifiques ou ponctuelles, en une hausse effrénée et générale des cours. Jusqu’à présent, les médias et les autorités ont réussi à masquer cette dure réalité, qui porterait un grave coup à la légitimité déjà chancelante du néolibéralisme.
Reconnaître la responsabilité des marchés financiers dans cette tourmente planétaire obligerait les pouvoirs publics à mettre en débat les mesures évidemment nécessaires : interdire les paradis fiscaux, instaurer des taxes sur les transactions financières, casser la spéculation sur les produits dérivés, remettre les banques centrales et tout le système financier sous le contrôle de la société.
Bernard Kouchner a récemment déclaré (par inadvertance ?) qu’il fallait «empêcher la spéculation qui s’abat sur les matières premières alimentaires comme le blé, comme le riz, pour éviter les risques de famine qui touchent les pays les plus pauvres», évoquant même, dans une incantation sans suites, une «interdiction véritablement mondiale, une réglementation de la spéculation sur les matières premières». Le gouvernement indien, lui, ne s’est pas contenté de paroles : après avoir fermé en 2007 les marchés à terme du riz et du blé pour tenter de contenir la vague spéculative, il vient de récidiver, en mai, pour l’huile de soja, les pois chiches et les pommes de terre. Si elle voulait mettre un terme au drame qui frappe les populations du Sud, l’Union européenne devrait au minimum commencer par suivre l’initiative indienne.