« Le coming-out est une politique permanente »

« Épistémologie du placard », d’Eve K. Sedgwick, révolutionna en 1990 la recherche sur les questions sexuelles et de genre aux États-Unis.
Le livre vient de paraître en France, traduit par Maxime Cervulle*.

Olivier Doubre  • 26 juin 2008 abonné·es

Eve Kosofsky Sedgwick est jusqu’à présent peu connue en France. Votre préface s’intitule élégamment «Deux ou trois choses que je sais d’Eve». Qui est-elle donc ?

Maxime Cervulle : C’est une théoricienne américaine connue pour être, avec Judith Butler et Teresa de Lauretis, l’une des trois queer queens, comme on les appelle souvent aux États-Unis, c’est-à-dire «reines de la “théorie queer”
[^2]». Elles publient en effet, toutes en 1990, les trois textes fondateurs de cette théorie : Gender Trouble pour Butler [^3] et Épistémologie du placard pour Sedgwick; quant à de Lauretis, elle dirige un numéro spécial de la revue d’études culturelles féministes Differences, qui s’intitule «Théorie queer : sexualités gaies et lesbiennes [^4]». C’est là que le terme est utilisé pour la première fois. Par la suite, Sedgwick sera la seule à y rester véritablement fidèle et, paradoxalement, c’est aussi la seule hétérosexuelle des trois.

Avec Épistémologie du placard, elle a entamé une critique des études gaies et lesbiennes, notamment de l’historiographie gaie, où l’identité gaie était appréhendée de manière figée. Ensuite, elle va radicalement éclater la conception stable des sexualités (qui limite les possibles au binarisme homo/hétéro), en s’interrogeant sur la façon dont la définition sexuelle s’est focalisée sur le genre de notre partenaire, à partir de la fin du XIXe.

Qu’entend-on par «théorie queer» ?

Il s’agit d’un mouvement critique et réflexif par rapport aux théories et politiques gaies, lesbiennes et féministes, qui va pointer la dimension excluante de la politique identitaire lorsque celle-ci est fondée sur une identité fixe. Le mouvement homosexuel était alors excluant à divers titres : non seulement quant à l’identité raciale, mais aussi en termes de genre ou de classe, puisqu’il s’inscrivait dans une perspective assimilationniste (c’est-à-dire avec l’idée d’intégration à la société hétérosexuelle).

La «théorie queer » propose, quant à elle, une critique radicale du régime hétérosexuel dominant et de la production continue d’un système de genre binaire.

Une hétérosexuelle peut donc faire de la «théorie queer»…

Absolument ! Il s’agit de construire son positionnement dans une perspective politique. Produire un savoir en tant que femme, par exemple, n’est pas la même chose que de le faire en tant que féministe. Ainsi, au sein des études culturelles anglo-américaines, se sont développées ce qu’on a appelé les «épistémologies situées». Il s’agit d’une critique de la conception de l’objectivité et du positivisme héritée d’Auguste Comte et de Durkheim. Ces épistémologies situées revendiquent l’idée que la proximité du sujet avec l’objet d’analyse est une richesse et non pas un travers pour les recherches menées. Toutefois, elles ne posent pas en principe absolu que seuls les minoritaires peuvent travailler sur le minoritaire ; elles réfléchissent plutôt à la manière dont une perspective réflexive du chercheur sur sa position socioculturelle face à son objet peut contribuer à élaborer une *«objectivité située et partielle».
*
Sedgwick s’interroge donc sur sa position en tant que femme, hétérosexuelle et obèse, portant un regard particulier sur les gays, et sur les biais et les avantages de sa position «excentrée» par rapport à cette culture sexuelle. En outre, elle examine les rapports étroits entre questions sexuelles et identité raciale, et pointe, en observant par exemple les articulations et correspondances entre le placard juif et le placard gay, les enjeux de pouvoir raciaux et sexuels.

Qu’est-ce que le «placard» ?

Le placard est l’espace de silence et d’enfermement dans lequel se situent les gays et les lesbiennes qui ne peuvent pas révéler leur identité sexuelle. Le placard suppose une identité : il ne s’agit pas du sodomite ou de l’inverti dont parlait Foucault, mais bien de l’homosexuel , qui, selon lui, est devenu une véritable «espèce» à partir de la fin du XIXe siècle. À partir du soupçon d’une «orientation», se dessine très vite un imaginaire du corps homosexuel, et d’un certain type de comportement et de culture.


Dans le livre, Sedgwick parle du «caractère continu et central du placard pour les gays et les lesbiennes». Pourquoi ?

C’est un élément tout à fait important de sa réflexion. Je crois d’ailleurs que les gays et les lesbiennes en avaient le ressenti de manière forte avant même d’avoir lu le livre, et c’est sans doute la raison pour laquelle il est devenu un véritable classique au-delà de l’université. Il faut comprendre que le coming out est une politique permanente, contrairement au récit canonique gay en ce moment en circulation, selon lequel on fait son coming out une bonne fois pour toutes, en révélant par exemple son identité sexuelle à ses parents à 17~ans. Le coming out, au contraire, se répète en permanence : un enseignant se retrouve chaque année confronté à la question de dire son identité ou pas, devant une nouvelle classe ou un salarié, chaque fois qu’il a de nouveaux collègues. Lors de nouvelles rencontres, doit-on le dire ? Le savent-ils ou pas ? Ces questions constituent le quotidien des gays et des lesbiennes, et, de fait, les placent souvent en position de vulnérabilité. Sedgwick en montre les conséquences en détail et écrit ainsi : *«Même la sortie du placard ne met pas fin aux relations des gays et des lesbiennes avec le placard»…


En quoi ce livre apporte-t-il un renouveau en ce qui concerne l’étude des situations sociales et d’oppression des gays et des lesbiennes dans les sociétés occidentales contemporaines ?**

Sedgwick montre comment le binarisme homo/hétérosexuel affecte l’ensemble des autres binarismes qui structurent nos modes d’appréhension du savoir. Selon elle, les grandes oppositions conceptuelles telles que privé/public, similitude/différence ou abstraction/figuration sont historiquement marquées par le développement et la circulation des discours médicaux, juridiques, littéraires ou psychologiques qui ont produit «l’homosexuel» et «l’hétérosexuel».

Sedgwick va aussi se pencher sur les relations de savoir-pouvoir autour du placard : lorsqu’un gay ou une lesbienne est au placard, il ou elle est dans une position de vulnérabilité non seulement parce qu’il existe toujours la possibilité qu’on révèle son secret, mais aussi parce que les personnes qui l’entourent ont un «privilège épistémologique». Ce privilège peut se lire ainsi : «Je sais quelque chose que tu ne sais pas que je sais»… Cette phrase exprime non seulement la vulnérabilité des gays, mais plus largement, nous dit Sedgwick, la vulnérabilité de tous les hommes au chantage homophobe. L’idée que chaque individu détient un ensemble de secrets sexuels, qui constituent son identité et son être mêmes, va traverser l’ensemble de la culture du XXe siècle, en faisant planer sur l’ensemble des hommes le doute ou le soupçon sur la possibilité que chacun puisse cacher un secret (homo)sexuel.

[^2]: En anglais, «queer» signifie «anormal», «louche» ; par extension, «pédé», «gouine». Son usage ici consiste, de façon classique dans les cultures minoritaires, à reprendre volontairement l’insulte, à l’instar des homosexuels masculins qui, en français, se sont réapproprié le terme «pédé».

[^3]: Trouble dans le genre, traduit par Cynthia Kraus, La Découverte, 2005.

[^4]: Paru en français dans Théorie queer et cultures populaires : de Foucault à Cronenberg, traduit par Marie-Hélène Bourcier, La Dispute, 2007.)

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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