L’Europe des peurs
Peur de l’étranger, insécurité alimentaire, crise énergétique… Toutes les peurs, réelles ou supposées, de l’opinion publique sont agitées au moment où la France prend la présidence de l’Union européenne. Lire notre dossier dans la rubrique « Société ».
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Le 1er juillet, la France prendra la présidence de l’Union européenne. Une responsabilité qu’elle exercera durant six mois et qui, au-delà de la présidence des conseils et des deux sommets de l’UE, consiste essentiellement à faciliter l’avancement des dossiers, en ébauchant des propositions de compromis et en jouant le rôle de conciliateur entre les États membres. Limitée dans le temps, cette présidence tournante doit forcément se fixer des objectifs restreints. Depuis plusieurs mois, Nicolas Sarkozy en a retenu quatre : développement durable et énergie, pacte européen sur l’immigration et l’asile, relance de l’Europe de la défense, bilan de santé et avenir de la politique agricole commune (PAC).
On trouve la première justification de ces priorités dans Ensemble, le livre-programme que le candidat de l’UMP avait publié en avril~2007 lors de la campagne présidentielle. «Les Français ont dit non à la Constitution européenne parce qu’ils avaient le sentiment que l’Europe ne les protégeait plus et qu’elle faisait d’eux non des acteurs mais des victimes de la mondialisation», écrivait alors Nicolas Sarkozy, en estimant que la «meilleure réponse» était de refaire «l’Europe des politiques communes». Si la création d’un «véritable gouvernement économique de la zone euro», et la volonté de placer «au centre du débat européen […] la moralisation du capitalisme financier, la promotion d’une économie de production contre une économie de spéculation et de rente, et la question de la préférence communautaire» figurent parmi les promesses (littéraires) de campagne vite oubliées, l’Europe de l’environnement, l’instauration d’une politique commune de l’énergie et la réouverture du dossier de la PAC figuraient dans le programme du candidat.
Des soldats marocains encerclent des migrants africains près de Ceuta, le 29 septembre 2005. Senna/afp
Les quatre priorités de la présidence française ne sont toutefois pas nées à l’Élysée d’un seul père. Elles s’inscrivent totalement dans l’agenda pluriannuel défini par la Commission européenne. C’est le cas notamment de la question du réchauffement climatique, sur laquelle une dizaine d’accords politiques sont à trouver pour que l’Europe puisse se poser en chef de file lors de la conférence internationale de 2009 à Copenhague. Le programme de la présidence française s’inscrit donc dans une continuité avec les autres présidences. Avec la Slovénie, qui était aux commandes de l’Union au premier semestre, le gouvernement a élaboré le programme de travail du Conseil pour 2008~; avec la République tchèque et la Suède, qui exerceront la présidence du Conseil après la France, il a négocié neuf mois durant un protocole d’accord détaillé dans lequel l’énergie et le climat, la compétitivité et la politique d’immigration figurent parmi les grandes priorités communes des prochains dix-huit mois.
Que les priorités de la présidence française s’inscrivent dans un schéma établi de longue date entre la Commission et les chancelleries des pays membres n’empêche nullement Nicolas Sarkozy d’y apposer son empreinte, sécuritaire et libérale. Le chef de l’État, qui n’oublie jamais qu’il doit son accession à son long séjour au ministère de l’Intérieur, a ainsi choisi de placer les priorités de sa présidence de l’UE sous le signe de «la protection des citoyens européens».
Un mot d’ordre qui justifie de jouer sur les peurs. Et d’abord celle d’une immigration massive contre laquelle Brice Hortefeux veut coordonner les politiques et l’action des 27. Son «pacte sur l’immigration» envisage de créer une véritable police européenne aux frontières, en parachevant le chantier de la biométrie pour les visas et en renforçant l’agence Frontex, chargée de coordonner la surveillance des frontières extérieures de l’UE, mais aussi d’organiser des vols conjoints entre États membres, pour un éloignement effectif hors de l’UE des étrangers qui y séjournent irrégulièrement.
Peur également du terrorisme et des États voyous pour légitimer l’augmentation des capacités militaires et civiles des États européens en matière de défense et de sécurité. Peur encore d’une rupture d’approvisionnement énergétique afin de motiver une relance de l’énergie nucléaire et l’abaissement d’une fiscalité pétrolière au risque de repousser encore les nécessaires réponses au défi climatique. Peur enfin d’une crise alimentaire pour conforter le maintien d’une agriculture toujours plus productiviste.
Les seules peurs ignorées par le gouvernement restent celles qui alimentent la demande d’une Europe sociale. Cette dernière, pas plus que la situation économique, les services publics ou la politique industrielle, ne fait pas partie des priorités françaises. Et si François Fillon a brièvement évoqué quelques projets qui pourraient renforcer les droits des salariés à la fin de son discours sur la présidence française, lors d’un débat organisé à l’Assemblée nationale, le 18~juin, cette simple clause de style n’est pas à la hauteur de l’inquiétude bien réelle suscitée par quatre arrêts récents de la Cour européenne de justice. Dans ces arrêts, cette dernière impose le principe du pays d’origine, rejeté lors des débats sur la directive Bolkestein, et affirme que la libre prestation de services l’emporte sur les droits des salariés et les normes sociales nationales.
Initialement, le gouvernement souhaitait saisir l’occasion de la présidence française pour «réconcilier l’Europe avec les citoyens français». Le «non» irlandais et les menaces qui pèsent désormais sur la ratification du traité de Lisbonne en République tchèque compliquent un peu plus sa tâche. «Le résultat du référendum irlandais ne fait que conforter les priorités que nous avons assignées à la présidence française», assurait François Fillon, la semaine dernière, après avoir estimé que ce résultat devait conduire l’UE à «aller plus loin et plus vite». Une fuite en avant préoccupante. Nicolas Sarkozy pourrait être d’autant plus tenté de jouer sur les peurs, réelles ou supposées, de l’opinion publique, que «sa» présidence de l’Union européenne ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices.