« L’incident irlandais »

La victoire du « non » en Irlande empêche les dirigeants européens coalisés de refermer la voie d’une autre Europe ouverte en 2005 par les « non » français et néerlandais.

Michel Soudais  • 19 juin 2008 abonné·es

*Lire aussi la tribune en accès libre de Pierre Khalfa :« Les Irlandais ont voté pour tous les peuples d’Europe »*

Vingt-quatre heures. Une fois n’est pas coutume, Nicolas Sarkozy a pris le temps de la réflexion avant de s’exprimer sur le résultat du référendum irlandais. Le temps aussi de prendre langue avec ses homologues européens. Et tout particulièrement Angela Merkel et Gordon Brown. Pour le chef de l’État, le rejet du traité de Lisbonne, «son» minitraité — il est le seul à le qualifier ainsi –, n’est donc qu’un «incident». Gageons que le mot a été pesé. L’Élysée, à l’unisson des principales chancelleries européennes, ne veut ni dramatiser ni minimiser les conséquences d’un nouveau référendum négatif. Dans l’espoir «que l’incident irlandais ne devienne pas une crise». Le président de la République, qui s’apprête à prendre au 1er juillet la présidence de l’Union européenne pour six mois, feint même de penser que le «non» irlandais n’est «pas un hasard».

La veille, ses ministres, qui devaient présenter à Marseille les priorités de cette présidence française, avaient paru plus affectés. Le matin, alors qu’une victoire du «non» n’était encore qu’une hypothèse, Bernard Kouchner, l’air sombre, avertissait qu’ «une réponse négative d’un peuple qui a tellement bénéficié de l’Europe» serait «très mal ressentie» et qu’un tel vote allait immanquablement «bloquer l’Europe». Avec la même suffisance, le ministre des Affaires étrangères avait déjà déclaré sur RTL, le 9~juin, que les Irlandais «seraient les premières victimes» s’ils votaient «non» puisqu’ils avaient profité de l’Europe «plus que les autres». Trois jours avant le vote, ce commentaire avait eu un effet retentissant sur la petite île de 4,2~millions d’habitants à l’indépendance d’esprit à fleur de peau.

L’après-midi, à l’ouverture d’un dernier débat, vers 16~h~30, alors que la victoire du «non» ne faisait plus de doute, si ce n’est parmi les journalistes accrochés à un hypothétique suspense, Jean-Pierre Jouyet se disait «effondré». Le secrétaire d’État aux Affaires européennes, qui consultait frénétiquement son téléphone portable sous la table, entre deux prises de parole, voulait néanmoins croire que les priorités de la présidence française ne seraient «pas affectées» par ce résultat, la France ayant «établi son programme avec ses partenaires dans le cadre des traités actuels».

Que les responsables politiques français et européens dramatisent ou minimisent la situation créée, qu’ils entendent poursuivre le processus de ratification, arguant que 18~pays ont déjà approuvé le traité de Lisbonne, dans l’espoir secret de contraindre les Irlandais à revoter, ils ne pourront faire oublier que le seul pays où le peuple a été consulté a dit «non». D’autant que ce «non» n’est pas un éclair dans un ciel serein. Sur les quatre derniers référendums organisés sur le même sujet (France, Pays-Bas-Luxembourg, Irlande), l’irlandais est le troisième perdu. Ce fait politique s’impose : l’Europe ne suscite plus d’adhésion populaire.

Les «non» français et néerlandais avaient ouvert la voie à une autre Europe ; par leur vote, les électeurs irlandais ont empêché les dirigeants européens coalisés de la refermer. Comme dans les deux pays fondateurs de la construction européenne qui, en 2005, avaient refusé le traité constitutionnel européen, dont le traité de Lisbonne n’est qu’un décalque, le «oui» avait en Irlande, sur le papier, partie gagnée : il était prôné par la plupart des institutions politiques et des médias ; l’Irlande devait à l’UE son miracle économique ; le pays connaît une stabilité politique rare avec un parti au pouvoir, le Fianna Fail, depuis 1932. Que s’est-il passé ?

La faiblesse des arguments des partisans du traité a sans doute pesé lourd. Le Premier ministre, Brian Cowen, a publiquement reconnu ne pas avoir lu le texte. Tout comme le commissaire européen irlandais Charlie McCreevy, commissaire en charge du marché intérieur et apôtre de la déréglementation, qui a déclaré ne pas le connaître ni l’avoir lu car «c’est trop compliqué». On peut aussi incriminer les motivations contradictoires des électeurs du «non». Elles ne sont pas niables. Robert Allezaud, militant d’Attac France, présent en Irlande au moment du vote, raconte qu’un libraire votait contre à cause de la perte annoncée d’un commissaire permanent, tandis que son assistante redoutait que le traité mette à mal la neutralité du pays. Certains ont refusé un traité qu’ils ne comprenaient pas. D’autres se sont étonnés qu’aucun autre référendum ne soit organisé dans l’Union et en ont déduit que cela cachait quelque chose.

Reste que si les jeunes et les femmes étaient, à en croire les sondages, les plus hostiles au traité, c’est dans les régions ouvrières et les quartiers populaires que la participation électorale a été la plus forte, laissant entrevoir un vote de classe derrière le «non». Un rejet des politiques libérales conduites au nom de l’Union européenne.

Après quelques coups de menton adressés aux Irlandais, les ministres des Affaires étrangères des 27, réunis lundi à Luxembourg, ont dû se résoudre à donner du temps aux Irlandais pour analyser le rejet du traité et faire des propositions. «Le traité de Lisbonne est suspendu», admettait Jean-Pierre Jouyet, mardi matin, dans un entretien à 20~Minutes. De son côté, Bernard Kouchner jugeait «impossible de dire maintenant» si une solution pourrait être trouvée avant la fin de la prochaine présidence française de l’UE, le 31~décembre. Le traité ne pourra entrer en vigueur, comme prévu, au 1er janvier 2009.

«L’incident» ouvre une nouvelle période d’incertitudes, mais aussi de débats, dont l’issue reste à écrire.

Politique
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