Mise aux poings

À travers deux documentaires sur Jack Johnson et Cassius Clay, un portrait de l’Amérique blanche.

Jean-Claude Renard  • 5 juin 2008 abonné·es

Après quarante minutes et une poignée de secondes, une image arrêtée de ce documentaire pourrait dire toute l’histoire de Jack Johnson. Le boxeur noir est debout, plutôt fier, qui fixe son adversaire blanc écroulé dans les cordes, le visage tuméfié, le corps maculé de son propre sang. Autour du ring, une foule dense. Retracer la vie de Johnson, c’est revenir aux origines du noble art. Quand la boxe met ses règles en place. Les gants, les rounds, leur durée, l’arbitrage et l’espace clos.

Quand, au tournant du XXe siècle, les Blancs, par racisme et par crainte, refusent de monter sur le ring face à un Noir. Johnson est ce fils d’anciens esclaves, qui bat, combat, jabbe, crochète, uppercute. On attend des Noirs qu’ils se soumettent aux Blancs. Johnson les met au tapis. Peu importent ses triomphes, il est interdit longtemps de disputer le titre de champion du monde des poids lourds, catégorie reine de la boxe, simplement parce que c’est un «négro». Jusqu’au soir du 26~décembre 1908, dans un stade peuplé exclusivement de Blancs, à l’occasion d’un combat contre le Canadien Tommy Burns. Pour la presse, c’est «la beauté blanche contre la laideur noire» . Balle peau pour le grain blanc, défait en Australie. En des circonstances particulières : les autorités imposent aux cameramen de cesser de filmer quand ça tourne vinaigre.

Il n’y aura pas de K.-O. humiliant, pas d’images de Johnson pavoisant. Reste que Johnson est le premier nègre arborant la ceinture de champion du monde des poids lourds. Pour les Blancs, alors, faudra relever le manche. Mais tous défaits encore par Johnson, dont Jeffries, qui figure sur cette fameuse image, collé dans les cordes, épuisé, vaincu, devant 22~000 spectateurs, à Reno. C’est trop, c’est beaucoup trop pour l’homme blanc. Colères et agressions racistes se multiplient dans le pays, occasionnant plusieurs dizaines de blessés, de morts.

Johnson effraie, cristallise les tensions raciales. Faut reconnaître aussi qu’il est libertin, flambeur, arrogant, amoral, queutard sans modération. En soi, une menace permanente pour le pouvoir blanc. Quand il épouse une femme blanche, il est hors la loi. Il perd son titre, fuit au Canada puis en France, paye une «impardonnable négritude» . En dessinant son portrait à coups d’images superbes extirpées des années 1905-1920, de photographies, Ken Burns livre un portrait en creux de l’Amérique du début du XXe siècle.

Quelques décennies plus tard, Cassius Clay, cet autre champion du monde des poids lourds, concentrera d’autres tensions. Au lendemain de son titre, en 1964, l’abeille au dard fulgurant se rebaptise Muhammad Ali, s’affiche en membre des Blacks Muslims. Et refuse de partir combattre ses «frères vietnamiens» . «Ils ne sont pas mes ennemis mais les vôtres. Lutter pour un monde libre ? Mais je ne peux même pas aller sur la plage de Miami, ni moi ni mes frères noirs !» Scandalisée, l’Amérique lui retire son titre et sa licence.

Il y a dans l’existence d’Ali des refrains de Johnson. Il devra attendre sept ans pour reconquérir son titre, dans le fameux combat de 1974, à Kinshasa, terrassant la puissance de Foreman. Trois ans plus tard, Tom Gries et Monte Helmann retraçaient son parcours avec The Greatest, dans lequel Ali joue son propre rôle. Un film qu’on appellerait aujourd’hui un docu-fiction, affaibli par trop de pathos mais enrichi de quelques combats. Illustrant, comme chez Johnson, l’insoumission.

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